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Siete tangos

pour contrebasse et piano

jeudi 14 janvier 2016, par Valentin.

D’écriture brève mais virtuose, ces sept tangos à la mode argentine ont été rédigés au long de l’année 2015.

Les deux premières de ces pièces ont été écrites pour un concert où j’accompagnais le contrebassiste Thierry Barbé en mars 2015. J’ai ensuite mis plusieurs mois à leur en adjoindre d’autres, pour aboutir au recueil de sept tangos présenté ici. J’ai terminé l’écriture de cette partition le 31 décembre 2015, avant d’apprendre qu’un camarade de longue date, Denis Germain, venait de mourir.

Ces pièces ont été jouées pour la première fois dans leur intégralité lors d’un concert à Taiwan le 23 juillet 2016. Voici l’enregistrement de cette interprétation (réalisée un peu à l’arrach’ si j’ai bien compris), suivi de la partition :

Siete tangos — para contrabajo y piano
Licence Art Libre © Valentin Villenave, 2015.
Siete tangos — partie de contrebasse soliste
Licence Art Libre © Valentin Villenave, 2015.
Siete tangos — partition transposée
(à éviter.)

 Historique (1).

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Le chat.

Pour beaucoup de français, l’année 2015 restera probablement jalonnée par deux séries marquantes d’attentats terroristes, aux mois de janvier puis novembre — récit national auquel je refuse de souscrire. Dans ma propre histoire, l’année 2015 (qu’il m’a été permis de traverser sans trop de pertes) restera remplie de souvenirs différents, moins tragiques sans doute — même si ma femme et moi avons tremblé pendant de longs mois où notre chat est resté hospitalisé dans un état préoccupant (il va mieux : il dort paisiblement sur mes bras alors que j’essaye de taper ces phrases).

Certains de ces souvenirs s’avéreront toutefois douloureux, pour les raisons que j’exposerais plus bas. D’autres, plus heureux et cependant presque irréels, s’articulent autour de l’improbable amitié qui semble désormais exister entre mon professeur de contrebasse et moi : j’ai eu l’occasion d’exposer les circonstances dans lesquelles j’ai commencé à prendre des cours de contrebasse au Conservatoire de Saint-Maur (94), et me suis retrouvé à devenir non seulement l’élève mais aussi, en tant que pianiste, l’accompagnateur attitré de Thierry Barbé, musicien immense quoique déroutant par sa simplicité même.

Thierry Barbé

Ainsi, 2015 est l’année où nous avons commencé à jouer ensemble publiquement, notamment lors de longs « après-midi musicaux » organisés dans un hôpital parisien (à titre entièrement bénévole, ce qui peut surprendre s’agissant d’un virtuose de renommée internationale, mais n’a rien d’inhabituel dans le cas de Thierry) : devant quelques patients attentifs (mais qui ne restaient souvent qu’un moment), nous nous plaçons à l’extrémité d’une salle de réunion très impersonnelle, dotée d’un piano à queue âgé d’environ deux siècles (et qui les accuse) et jouons toutes sortes de répertoires, travaillés auparavant ou tranquillement déchiffrés sur place ; renouvellement du public aidant, il nous est même possible de rejouer certaines pièces à quelques heures d’intervalle — du moins, tant que le piano n’est pas encore trop désaccordé pour pouvoir continuer ; lorsqu’arrive le moment inévitable où je dois renoncer à tous les passages en octaves et à la moitié de ma main gauche pour éviter les notes trop disgracieuses, c’est qu’il est temps de lever le camp.

Alors que nous envisagions la première de ces « matinées » (au sens théâtral, c’est-à-dire le dimanche après-midi), et ne sachant pas que je devais m’attendre à une « permanence instrumentale » plutôt qu’à un récital ipso jure, je suggérai à Thierry de terminer notre programme par un tango du compositeur argentin Astor Piazzolla. Problème : cette musique n’étant pas encore entrée dans le domaine public, cela aurait nécessité de nous acquitter de l’impôt révolutionnaire la contribution financière juste et légitime, essentielle pour financer la nouvelle piscine privée du PDG des sociétés de perception la survie des artistes. Et comme l’on sait, cela me fait grogner.

Astor Piazzolla

M’étant fait cette réflexion lors de notre dernière répétition avant le concert (c’était, je crois, un jeudi matin : le 26 mars, probablement), je revenais de chez lui, à pied, en me disant qu’il serait, somme toute, très facile d’écrire moi-même un « faux » tango de Piazzolla, qui ne contiendrait aucune note « tous droits réservés », mais nous permettrait de conclure le programme sur un style plaisant et reconnaissable. Ce serait une idée non seulement amusante et originale, mais peut-être, aussi, le fait de publier de nouveaux tangos en les mettant à disposition sous licence Libre, serait-il un jour bénéfique à d’autres que moi. C’est ce qui différencie le Libriste du Pirate : le Pirate copie, le Libriste clone1. (J’étais évidemment loin de me douter que, comme la quasi-totalité des véritables musiciens, Thierry Barbé n’avait strictement rien à foutre des interdictions pesant sur le monde merveilleux de la « propriété intellectuelle » ; que le concert ne serait destiné qu’à des patients hospitalisés au milieu desquels un contrôleur SACEM serait apparu comme la triste figure qu’il est (nécessairement) ; il nous aurait été largement possible d’attendre qu’il se lasse pour glisser allègrement et en toute impunité, parmi plusieurs heures de répertoire du domaine public, un abominable délit de représentation non-autorisée.) Et de fait : alors que je cheminais à pied jusqu’au métro ce jeudi matin, un motif simple me tournait déjà dans la tête, sur lequel j’allais aisément pouvoir construire un premier tango.

Dès la fin de la matinée, ce fut chose faite — afin d’être sûr de mener mon projet à bien, je décidai de limiter la longueur de la partition à 48 mesures ; et de fait, j’avais déjà l’idée d’un deuxième tango que j’allais pouvoir rédiger, dans le R.E.R., les deux jours suivants (vendredi et samedi). Alors que je cherchais un titre pour ces tangos, j’eus l’idée de les dénommer par leur première note : Tangosi et Tangola2 C’était une idée débile, marrante (au moins pour moi) : c’était parfait.

En sortant de la représentation-fleuve du dimanche 29 mars (où nous avions déchiffré tant bien que mal les deux partitions), je tentai de chasser le souvenir de l’antique piano Érard avec ses intervalles atrocement faux en raccompagnant Thierry à sa voiture ; au fil de la conversation, il me fit remarquer que ces tangos étaient sympathiques, mais très brefs. Qu’à cela ne tienne, me dis-je : comme à mon habitude, j’allais en écrire quelques autres et présenter cela sous forme de recueil. Le titre des suivants (et leur nombre) était tout trouvé : il ne me restait qu’à faire le tangosol, tangofa, tangomi, tangoré et tangodo. Cette liste de titres me fournissait une contrainte supplémentaire (moins anecdotique qu’il n’y paraît, comme nous le verrons plus loin) : chaque pièce serait écrite en la mineur mais devrait commencer et finir sur une autre note que la la tonique (sauf, bien sûr, dans le cas de Tangola).

Annoncer le nom de cette note dès le titre est aussi une manière d’obliger l’instrumentiste à utiliser une contrebasse transpositrice : il est d’usage pour les contrebasses solistes, en effet, d’être accordées un ton plus haut que d’ordinaire, soit fa dièse - si - mi - la pour les quatre cordes. La partie de contrebasse de ce recueil est donc écrite en sol mineur, mais le piano l’accompagne un ton plus haut (je fournis cependant ici une partition transposée au cas où, mais elle est à éviter autant que possible).

Dès le lendemain, j’imaginai le dernier du cycle (-do) comme un mouvement fugué, toujours par référence à Piazzolla — et en particulier sa Fuga 9 qui me le fit découvrir à l’âge de 14 ou 15 ans ans, époustouflé, lorsqu’une prof de Formation Musicale me la fit relever en dictée. J’ébauchai rapidement (toujours dans le R.E.R.) les six premières mesures jusqu’à l’entrée de la troisième voix, puis levai mon portemine (le train arrivait à mon arrêt et j’avais, de toute façon, besoin de réfléchir à la suite). Il ne faisait aucun doute pour moi que cette nouvelle partition serait terminée très rapidement ; vu la rapidité avec laquelle j’avais rédigé les deux premiers tangos (une demi-journée pour le premier, deux jours pour le second), écrire les cinq suivants serait l’affaire de deux semaines à tout casser.

Et évidemment, ça m’a pris neuf mois en fait.

 Historique (2).

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Au mois de novembre 2015, alors que la France s’apprêtait à basculer de nouveau (mais définitivement, cette fois) dans l’hystérie xénophobe et sécuritariste, je reçus quelques nouvelles de mon camarade Denis Germain.

Denis Germain

Denis constitue une autre de ces relations hautement improbables qui semblent ponctuer ma vie. À l’époque où je l’ai connu, il s’appelait « félix_le_chaste » (par allusion à un homme politique suisse — la deuxième patrie de Denis). C’était sur le forum du Parti Pirate, dans l’effervescence de son apparition en 2006 — un mouvement politique d’un genre entièrement nouveau, naissant spontanément dans des dizaines de pays en même temps ; en ces temps (déjà) moroses où la pantalonnade du référendum européiste de 2005 avait achevé de montrer que les partis dits « de gouvernement » n’avaient pour horizon que la déception du peuple et la perpétuation des injustices, la chose avait de quoi exalter. Quand à moi, arrivé tardif dans les « nouvelles technologies » (l’intitulé était déjà ridicule à l’époque), je me lançai dans l’arène sans connaître les usages ; je ne possédais d’ordinateur que depuis un trimestre (je l’avais acheté pour rédiger mon premier opéra) et n’avais jamais utilisé auparavant ni forums, ni messagerie instantanée3.

Au fil de conversations informelles, je fis des rencontres marquantes, des découvertes inattendues et nouai des liens forts et, souvent, durables : en la personne de Félix (je ne le connaissais sous aucun autre nom), je découvris non seulement le chieur rigoriste qu’il était volontiers (en public ou non) mais aussi son parcours extrêmement compliqué et sa grande culture, sur des sujets innombrables, à commencer par l’empreinte culturelle des années 1970-1980 pendant lesquelles il avait grandi. (Notamment dans certains de ses aspects iconiques de la première génération geek : Terry Pratchett, Douglas Adams, Star Trek/Wars...)

Ainsi de la musique électronique, expérimentale ou de discothèque (il avait assisté — et même indirectement contribué — aux débuts du D.J. David Guetta) ; passionné par les synthétiseurs analogiques, il était fier d’avoir lui-même conçu le design d’une ligne de synthétiseurs (dont la marque, hélas, m’échappe). Il me fit aussi bien découvrir le groupe Kraftwerk que partager son adulation de Pierre Henry et son fanatisme envers les inventions de Bob Moog, alors récemment disparu. Il officiait également à la modération des forums MacMusic et 440forums (c’était d’ailleurs sa seule — maigre — source de revenu, après qu’il eût renoncé à se faire exploiter par diverses publications en tant que graphiste et maquettiste). Longtemps avant que je m’intéresse moi-même au thérémine, j’avais ainsi pu avoir un aperçu de la richesse des premiers instruments électroniques (de l’onde Martenot au Trautonium) ; de surcroît, Denis (comme il me suggéra un jour de l’appeler) avait hérité de son père une connaissance encyclopédique des instruments de musique mécanique remontant à plus d’un siècle (ce qui lui avait permis de croiser les frères de Boris Vian, qu’il ne tenait d’ailleurs pas en haute estime). De façon suprenante, il s’intéressait également à la musique baroque française et jouait lui-même de l’épinette (ou du virginal ; je n’ai jamais pu retenir la différence et il ne manquait pas de me le reprocher).

Autre héritage des années 1980, Denis était l’un des (affreusement peu nombreux) homosexuels à avoir traversé cette époque et ces milieux sans être contaminé par le virus du Sida. Il s’était très tôt engagé activement dans la défense de cette partie « à risque » de la population : présent à l’association Act’Up lors de sa fondation (avant de s’en éloigner pour divergences idéologiques majeures), il avait également participé à fonder la petite (mais non moins active) association The Warning. Il partageait sans mystère ni pudeur sa connaissance de différents milieux gays parisiens (« Tapioland », comme il appelait les quartiers du Marais) mais aussi, plus largement, de la vie sentimentale, psychologique et sexuelle des homosexuels et transsexuels qu’il connaissait : à ce titre, Denis était pour moi, comme pour beaucoup d’autres, une source essentielle de savoir et de tolérance. J’ai appris beaucoup en discutant avec lui, d’abord par voie électronique puis, au fil des ans, en le rejoignant parfois dans un des bars parisiens où il s’installait tout le dimanche après-midi, pour ainsi dire, y tenant salon4.

Faire une liste satisfaisante de ses domaines d’intérêt me serait tout à fait impossible, tant Denis pouvait se montrer soudainement très pointu sur un domaine totalement imprévu. Ainsi ce n’est que récemment que j’ai découvert qu’il avait animé un blog (et une association) consacré à l’histoire de sa ville (Suresnes) et notamment au Fort du Mont-Valérien. Autre domaine insoupçonné : sa passion pour les orchidées, dont il était un véritable connaisseur au point de parfois tenir des stands lors d’expositions. Je le soupçonnais même d’avoir un côté fleur bleue ; il n’avait pas de relation sentimentale dans sa vie depuis une rupture déjà ancienne et, manifestement, douloureuse.

Pour en revenir à des préoccupations plus traditionnellement geek, il avait été un afficionado du matériel Apple depuis la première heure, et ne commença à s’en détourner qu’à partir de la mode des gadgets tactiles (iQuelquechose) et de leur adoption d’une politique volontiers fascisante. Le matériel de haute technologie était un de ses péchés mignons, et il n’était pas rare qu’il me téléphone alors qu’il s’apprêtait à faire un tour dans les boutiques de la rue Montgallet/rue de Charenton (non loin de mon quartier) en me proposant de me retrouver devant la fontaine de la place du Colonel Bourgoin, avant de traîner ensemble au café de la place ou de monter chez moi s’asseoir devant une tasse d’eau chaude en choisissant parmi les nombreux thés en feuilles de ma femme — le thé, une autre de ses prédilections.

D’un point de vue politique, le Parti Pirate n’était pas son premier engagement ; il avait passé sa vie à s’engager au niveau local et national autour de divers projets (le plus souvent pour s’y opposer : que ce soit la corruption dans les Hauts-de-Seine, le bétonnage des Serres d’Auteuil et autres beaux témoignages du parfait fonctionnement de notre République Française), notamment avec des associations comme Éthique Citoyenne ou Anticor, ou divers mouvements plus informels (grassroots). Et paradoxalement, Félix s’était toujours (quoique de moins en moins fermement) cru de droite. Ainsi en 2007, alors que le Parti Pirate se désagrégeait (de façon cyclique et inévitable, devions-nous découvrir plus tard) dans les dissenssions internes, et que la jeunesse déboussolée et dépolitisée se découvrait, à l’occasion d’une élection présidentielle enfonçant toutes les limites du ridicule, un héros contestataire et anti-conformiste en la personne de... François Bayrou, Félix se découvrit une âme de centriste5 et nous disparut soudain pour aller militer (je ne l’appris que plus tard) au Mouvement Démocrate. Puis au parti Cap 21. Puis vaguement du côté d’Europe-Écologie (avant de finir, ces dernières années, par voter « Front de Gauche ») ; autant de formations qui promettaient d’aborder enfin la vie publique sous un angle nouveau, plus légitime et plus juste.

La déception et la prise de conscience étaient inévitables ; c’est ainsi que, en 2009, ceux d’entre nous qui étaient restés, vaillamment, au poste, vîmes débarquer un nouvel inscrit du nom de Rackham_le_vert, dont je ne tardai pas à apprendre qu’il s’agissait en fait de notre Denis national. Ravis de ces retrouvailles, nous revoilà plongés dans les rouages de la machinerie : subtilités de la formulation des statuts, élaboration d’un logo, rédaction de communiqués de presse et planification de campagnes électorales... Il n’avait pas changé mais sa santé était désormais plus vacillantes, de coup de froid en problèmes divers quoique mineurs. Sachant que ma femme avait accepté un poste à Marseille, Denis n’hésitait désormais plus à me joindre par téléphone et, ligne ADSL aidant, nous restions en communication quotidiennement plusieurs heures d’affilée, non que nous ayions beaucoup de choses à nous dire mais parce que cela nous permettait d’échanger, de temps à autre, nos réactions par rapport à telle actualité, tel message reçu par le Parti, ou d’autres considérations générales et parfois d’une haute tenue. (De temps à autre, un changement d’acoustique autour de sa voix m’indiquait qu’il se trouvait aux toilettes.)

Les tribulations intellectuelles (c’est un grand mot) du Parti Pirate ayant fini par avoir raison de ma patience (et ma femme étant revenue à Paris), je cessai de faire l’effort de me tenir au courant, de me prendre des baffes (au propre comme au figuré) et de répondre lorsque la situation l’exigeait ; de façon surprenante (et même un peu décevante), le mouvement continua d’exister malgré mon absence — mais dans quel état6. Total flou idéologique, structure interne atrocement complexe, bureaucrate et anti-démocratique, absence de visibilité, de programme et d’action sur la scène politique nationale et internationale... Denis et moi avions été tentés (comme bien d’autres avant nous, quoique pour des raisons moins louables) de lancer notre propre fork7 du Parti Pirate, c’est-à-dire un collectif différent et plus intègre pouvant peut-être déboucher sur le mouvement politique dont nous rêvions (œuvrant à défendre notamment la démocratie dans son aspect le plus juste et légitime, l’intégrité de la gestion publique, une administration soutenable des ressources naturelles, et le libre partage des richesses immatérielles). Cette réflexion théorique ne déboucha pas sur une véritable construction : l’un comme l’autre, nous étions trop solitaires et dénués d’ambition personnelle pour pouvoir raisonnablement nous concevoir en meneurs. Nous nous contentâmes donc de nous retrouver de temps à autre, parfois en compagnie d’autres anciens du Parti Pirate, pour évoquer l’actualité et les souvenirs, nous désoler sur la déchéance de notre ancienne création (et, plus récemment, sur celle de la vie politique et intellectuelle française) et partager, tout simplement, un peu de proximité et d’humanité.

Au printemps 2015 — alors que j’avais depuis longtemps remplacé les trépidations et frustrations de la vie cyber-politique par d’autres énigmes plus reposantes, en l’occurrence ces tangos que je cherchais à écrire — Denis nous envoya (au petit groupe d’acolytes précité) un courrier électronique gracieusement intitulé : « Bad niouzes de merde ».

Donc j’ai un cancer de l’œsophage, et un de nous deux est de trop dans cette ville.

Ainsi se trouvaient expliqués les problèmes de santé récurrents et l’état d’affaiblissement dans lequel il se trouvait ces dernières années. Bien que sévère, son cancer avait été pris en charge par des médecins très compétents à l’hôpital Foch de Suresnes (dans la même rue que le modeste appartement qu’il habitait avec sa mère, son père étant mort tout juste quelques semaines auparavant) et Denis se montrait relativement confiant, malgré plusieurs complications successives : une première métastase au foie (assez rapidement réparée), divers œdèmes, un premier puis un deuxième hémothorax, une énorme ascite... Il abordait ces problèmes l’un après l’autre, avec beaucoup de rationalité et de patience (ses études de médecine et — si mes souvenirs sont bons — son travail comme aide-infirmier lors de son service militaire, l’aidaient à comprendre très exactement sa situation).

Un de nos anciens acolytes Pirates proposa d’organiser un pique-nique pour lui changer les idées : mi-juillet (alors que je promenais toujours avec moi mon cahier et mon Tango-do inachevé) nous passâmes un après-midi face au square Alexandre 1er, à l’Ouest de Paris, où se retrouvent chaque week-end de nombreuses familles issues des Philippines. Le teint jauni par ses problèmes de foie, il était affaibli et ne pouvait pas goûter autant de spécialités locales qu’il l’aurait souhaité ; c’était, néanmoins, une excursion presque ordinaire, comme si nous étions devenus une petite famille parmi d’autres — le cœur se serrant toutefois à certains moments, par exemple lorsque Denis évoquait la récente mort de Terry Pratchett. Son état de santé, cependant, me renvoyait alors avant tout à ma principale source de préoccupation : la santé de mon chat (lui aussi malade du foie depuis plusieurs mois et auquel nous rendions visite deux fois par jour dans sa malheureuse cage en clinique).

À l’automne (et particulièrement aux vacances de la Toussaint, que je passai seul dans mon appartement, en butte à un dégât des eaux), Denis et moi reprîmes l’habitude de passer de longs moments au téléphone. Il me faisait la liste des points sur lesquels, dans le traitement ou la progression de sa maladie, il avait eu de la chance ; il existait alors un véritable espoir pour lui de s’en sortir. En novembre, un nouveau problème d’hémothorax (sang dans les poumons) le conduisit à être de nouveau hospitalisé : je pris l’habitude de passer le voir une fois par semaine. Peu de gens avaient connaissance de sa maladie et encore plus rares étaient ceux qui se déplaçaient jusqu’à lui (à ma connaissance, nous n’étions que deux). Faute de proximité suffisante avec lui ? Manque de disponibilité ? De courage ? La vérité est que je n’étais pas, moi-même, un ami proche ; je ne pourrais même pas prétendre avoir été lié à lui par un attachement extrêmement fort (nous avions déjà passé des périodes de plusieurs mois, voire années, sans aucun contact). Il n’est nullement à exclure que je ne me sois rendu là-bas par souci purement égoïste de me donner bonne conscience, et y sois retourné par peur de perdre la face. De surcroît — raison encore moins avouable — le fait de devoir y consacrer une heure de transports en commun dans chaque sens m’apportait un moment de répit, anonyme et décérébrant, où je pouvais écrire un peu plus (mon tango Do commençait à avancer pas mal, et j’avais même quelques fragments en vrac pour les suivants).

La première fois où je lui rendis visite — un lundi froid et gris —, l’accueil de l’hôpital m’indiqua que les fleurs n’étaient pas admises... sauf les orchidées. Déterminé à y voir un signe du destin, j’arpentai le quartier en quête d’un fleuriste et arrivai enfin à la chambre de Denis dûment muni d’une orchidée violette (la couleur associée aux mouvements féministes, et gays par extension). Je ne m’attendais pas — mais j’aurais dû — à être accueilli par un « tu oses m’apporter un hybride de merde ? » ; la plante resta néanmoins dans sa chambre une semaine puis, alors que je lui proposais de l’en débarrasser, il me pria de l’apporter à sa mère, qu’il informa en détail de la façon adéquate de s’en occuper. Il n’allait pas si mal, mais trouvait évidemment le temps long. Je restai à faire la causette, puis (maigre contribution) pris un sac de linge sale pour l’amener à sa mère — dont je fis la connaissance à cette occasion. C’est presque malgré moi, en quittant sa chambre, que je m’entendis dire : je reviens lundi prochain, d’accord ?

Et, de fait, je revins. Je cherchai des livres à lui apporter ; voyant qu’il avait emprunté à la bibliothèque les chroniques de Cadfael (romans policiers médiévaux signé Ellis Peters), je lui apportai le reste de la série, qu’un ami m’avait laissé jadis. Je réactivai également un compte Twitter parodique que nous avions animé ensemble par le passé ; ce serait, pensais-je, l’occasion pour lui de se changer les idées, de s’exprimer et de raviver son sens de l’humour et du sarcasme (je me réjouis de le voir retrouver sa verve coutumière le temps de poster quelques messages pendant que je me trouvais avec lui... mais constatai le lendemain qu’il n’y avait plus accédé une seule fois après mon départ). Et puis, nous pouvions converser de choses et d’autres : des élections régionales de décembre 2015 (et de son dégoût de voir la droite versaillaise prendre les commandes de la région parisienne), ou encore des gens qu’il voyait passer à l’hôpital — parlant d’un voisin de chambre qui avait été transféré vers un autre établissement, Denis me disait : « il est très malade mais en plein déni. C’est très mauvais : quand tu es malade, soit tu as une chance de t’en sortir et alors tu te bats, soit pas, et dans ce cas tu t’occupes de mettre en ordre tes petites affaires. »

Début décembre, Denis escomptait encore que ce séjour à l’hôpital (qui n’était pas son premier, y compris dans des circonstances critiques) prendrait fin au plus vite : il avait l’intention de passer les fêtes en Suisse (chez son oncle maternel), dans ces alpages auxquels il était très attaché — même s’il ne l’aurait sans doute jamais reconnu en ces termes. Pas un instant il ne me vint à l’idée que ce programme ne pourrait être accompli ; de fait, voir Denis dans cet état de force (à tout le moins mentale) et d’optimisme, me donnait une grande confiance dans l’avenir. En prévision de la fin du mois, je lui proposai même de dîner le 24 au soir chez sa mère afin qu’elle ne soit pas toute seule (un autre de ses amis, plus proche, avait eu la même idée). Je consacrai l’heure que durait le trajet de retour à griffonner dans mon cahier de nouvelles bribes pour mes tangos.

Le week-end du 19 décembre, il m’écrivit que quelque chose s’était mal passé lors de sa dernière séance de chimiothérapie. Un nouveau problème s’était déclaré, le privant presque entièrement d’un de ses deux poumons. Je fus assez impressionné de cette mauvaise nouvelle ; je me souviens m’être surpris à rédiger mentalement, devant mon lavabo, le billet que je risquais d’écrire si jamais il venait à mourir. Quelle attitude étrange, me dis-je. Quel réflexe morbide et indécent. Je croyais valoir mieux que cela. Je commençai à dormir très mal cette nuit-là, m’imaginant le sentiment de solitude d’un mourant dans une chambre d’hôpital (construction certainement très éloignée de la réalité : à y réfléchir, la souffrance physique étouffe probablement toute considération abstraite et existentielle). Le manque de sommeil aidant, les notes que j’écrivais dans mon cahier (ou, de plus en plus, directement codées dans GNU LilyPond, ce qui était pour moi très inhabituel) prenaient soudain un aspect différent : par exemple, la mélodie en Fa majeur du tango -fa, éculée et absolument kitschissime pour quiconque de sensé, m’apparaissait peu à peu comme un gigantesque déferlement d’intensité émotionnelle, une ode grandiose à la vie et à l’espoir.

Le lundi 21, jour de ma visite désormais hebdomadaire, je trouvai donc Denis dans un état effrayant : très faible, le souffle court, disparaissant derrière un tube à oxygène. Je m’employai tant bien que mal à faire la conversation « comme si de rien n’était », commentant le paysage par la fenêtre (la fameuse forteresse du Mont Valérien), ou l’actualité. Il était difficile pour moi de meubler le silence sans me faire l’effet de soliloquer égoïstement, insensible ou aveugle face à la souffrance à laquelle j’assistais. Quelques heures plus tard cependant, Denis m’écrivit que le poumon avait été drainé et qu’il allait mieux (« un bel hémothorax » — je fus frappé de la formulation). Il trouva même l’énergie de me faire remarquer qu’il manquait un des épisodes dans la série de romans policiers que je lui avais apportés. Malgré ces signes quelque peu rassurants, je me trouvais seul à la maison et cette situation me préoccupait constamment : je me plongeai de plus belle dans mes partitions et mon code LilyPond — le mardi 22, par exemple, fut entièrement absorbé par un coding sprint de treize ou quatorze heures d’affilée : je ne relevai la tête que parce que je tombais de sommeil, le visage parcouru de spasmes répétitifs dus à l’épuisement.

Je consacrai le matin du 24 décembre à traverser (à pied) trois arrondissements de Paris pour me procurer, dans une librairie repérée au préalable sur le Web, « le » livre manquant dans la collection d’Ellis Peters. Son titre français, Un cadavre de trop, avait quelque chose de morbide dont l’ironie ne m’échappa pas. Cela me permettait en tout cas de faire un « cadeau » de Noël qui ne disait pas son nom ; je ne sais pas si Denis fut sensible à cet aspect de la chose ou si, là encore, le seul but véritable était d’apaiser tant bien que mal ma propre conscience. Je rentrai également à pied, marchant au rythme du tangofa que je venais de terminer, et dont les huit dernières mesures me restaient en tête.

Il faisait déjà nuit lorsque j’arrivai, en fin d’après-midi, dans la chambre de Denis (où son autre ami devait nous rejoindre par la suite — il m’écrivit qu’il était en retard mais que cela me laissait « un peu de quality time » avec le malade). Je trouvai Denis dans un état lamentable ; à y repenser aujourd’hui, je me dis que j’aurais dû être plus effrayé de le voir ainsi — sans doute avais-je, sur le moment, éprouvé le besoin de m’occulter en partie le sérieux de la situation. (Je pris note, par exemple, du fait qu’il était aujourd’hui en mesure de se déplacer lui-même jusqu’aux toilettes, et voulus y voir un signe d’amélioration.) Toujours sous dioxygène, il avait retrouvé un teint aussi jauni qu’à l’été précédent — y ajoutant cette fois une maigreur extrême. Il était pris de nausées incessantes ; pas une minute ne s’écoulait sans qu’il ne se saisisse d’un gobelet ou d’un récipient en carton recyclé (de telles bassines s’intitulaient, m’apprit-il, des « cornichons ». Ou étaient-ce des « haricots » ?) pour y cracher ou vomir. Lors de rares moments de répit, il se tenait silencieux (ce qui était d’autant plus inquiétant pour qui l’avait connu autrefois), et me regarda à plusieurs reprises avec beaucoup d’intensité, d’un air que je ne lui avais jamais vu. Je m’efforçais de faire la conversation, d’un ton anodin, sur des sujets inoffensifs (je me souviens avoir évoqué, comme un problème décisif, la difficulté que j’avais à faire cuire des pâtes sans que l’eau ne déborde de la casserole). Alors qu’une infirmière lui apportait le repas du soir — un véritable réveillon d’hôpital : une vague cuisse de volaille, et un dessert orange que je ne parvins pas à identifier nappé de Chantilly — il essaya de manger deux bouchées du dessert couleur mangue, et je comptai presque, involontairement, les secondes suivantes en espérant que son organisme pourrait, par chance, se satisfaire de cette nourriture. Peine perdue : quelques minutes plus tard, il fut pris d’un vomissement d’autant plus violent. Je ne saurais dire si les mots me manquaient pour exprimer quelque pitié, ou s’il s’agissait d’une forme déplacée de pudeur masculine (hétéronormée, aurait sans doute dit Denis), mais je me montrai presque totalement incapable de témoigner un sentiment de compassion ou communiquer je ne sais quelle quantité — dérisoire, nécessairement — de réconfort. De surcroît, comme je l’ai déjà dit, nous n’avions jamais été des amis proches ; je me retrouvais dans cette situation presque par accident, ou par un vague réflexe d’humanité. Ou, plus probablement, par reliquat de mon obsession d’enfant à vouloir aider tout le monde et sauver l’espèce humaine une personne après l’autre. Quoi qu’il en soit, je me soupçonne d’avoir été moins préoccupé par son sort que par ce qui s’en reflétait sur ma propre existence. Me venait de loin en loin une pensée égoïste et rassurante — je m’en sentais évidemment gêné à chaque fois — : après tout, ce n’était pas moi qui étais mourant.

Alors que nous prenions congé, Denis me serra la main (un geste dont il n’était pas coutumier). J’avais toujours été frappé par ses mains, roses et lisses (totalement glabres depuis, si je me souviens bien, une brûlure en 2007). Des mains de bébé.

Sortir de l’hôpital pour aller réveillonner avec une octogénaire que je n’avais croisée que quelques fois, en compagnie d’un ami de Denis que je ne connaissais alors guère mieux (et qui avait, de surcroît, ses propres problèmes de santé), aurait dû constituer une perspective intimidante ; et pourtant, ce fut le réveillon le plus chaleureux que j’eusse pu souhaiter (et, incidemment, le premier 24 décembre depuis une dizaine d’années que je ne passai pas en tête-à-tête avec mon chat). La mère de Denis est une femme assez exceptionnelle, d’une grande force de caractère et parfaitement lucide quant à la réalité des choses : il est impressionnant d’entendre une mère dire de son fils qu’elle aimerait qu’il s’en sorte, mais qu’elle sait qu’il n’y a plus de chances. Au-delà des problèmes des uns et des autres (et de l’incongruité de voir réunies autour d’un repas trois personnes à ce point différentes et inconnues les unes aux autres), nous avions chacun besoin de compagnie et, tout simplement, de vie.

Mes sept tangos étaient presque terminés ; seuls restaient le -sol et le -mi — j’avais déjà écrit, péniblement, les premières mesures de ce dernier mais restais frappé de leur insignifiance ; quant au -sol, j’avais la vague idée de faire « quelque chose avec des quartes », mais cela s’arrêtait là. Le dimanche 27 décembre, je vins aux nouvelles par écrit et Denis me répondit, par la même voie, qu’il était sous anxiolytiques et très embrumé.

Le lundi 28, ayant prévu de passer le voir comme chaque lundi, j’envoyai un message et attendis sa réponse. Peut-être en me souvenant de nos dernières longues conversations téléphoniques fin octobre (alors que, juché sur une chaise, je bloquais tant bien que mal le combiné dans mon col de chemise tout en m’employant à repeindre les murs et le plafond de mon appartement), je décidai de réaliser quelques menus travaux ; alors que je me rendais au magasin de bricolage (encore à pied), je fus frappé de constater qu’un fragment de tango persistait à tourner en boucle dans ma tête (il s’agissait de ce par quoi j’allais terminer le tangosol) : un objet musical assez banal, mais dont la répétition inlassable finissait par me réchauffer, m’enveloppant d’une sensation envoûtante. Je vivais avec ce phénomène depuis trop longtemps pour y voir quoi que ce soit d’autre qu’un réflexe de mon cerveau en quête d’un dérivatif aux motifs d’angoisse, et pourtant je me surpris à me dire que lcette partition que j’étais en train d’écrire avait peut-être fini par devenir plus lourde de sens, étant donné le contexte dramatique dans lequel je me trouvais. Quoiqu’il en soit, ces deux mesures continuèrent à tourner en boucle jusqu’au lendemain... et je ne reçus aucune réponse à mon message.

Le mardi 29 décembre, me sentant un peu coupable de ne pas avoir tenu ma promesse de repasser le voir le lundi, je me disposais à retourner le voir séance tenante — non sans garder à l’esprit que ce serait, selon toute vraisemblance, pour lui dire au revoir. J’hésitais à me lancer dans ce voyage mais ne pouvais me résoudre à l’imaginer, seul dans une chambre d’hôpital, attendant la mort dans le plus total dénuement. Je décidai de prendre des nouvelles par l’intermédiaire de son ami proche ; il m’apprit que la sœur de Denis (qui vit en province) était revenue d’urgence et avait également apporter sa mère pour être à ses côtés. M’imaginer cette scène ne fit qu’augmenter ma réticence à me retrouver au milieu de ce moment familial intime et ultime ; de surcroît, la mauvaise conscience qui, seule, me mettait en mouvement, se trouva temporairement apaisée d’apprendre qu’il ne se trouvait pas tout seul.

En toute lâcheté, je finis par décider de ne pas aller le voir : dire au revoir était trop difficile ; je gardais une image trop forte de notre dernière rencontre du 24 décembre (et de cette poignée de main) ; aller le voir uniquement pour me prouver que j’avais pu regarder la mort en face me semblait une raison assez navrante d’égoïsme ; et encore toute une foule d’autres réflexions et prétextes plus lamentables les uns que les autres, me conduisirent à me dégonfler dans ce moment pourtant critique, et à choisir l’attitude la plus confortable : celle qui consistait à rester chez moi, avec ma femme (qui venait de rentrer) et mon chat. Non que je m’y sente serein : dans les deux jours suivants, je consacrai tous les moments libres à terminer l’écriture et le codage de ces deux derniers tangos.

Le jeudi 31 décembre, je me levai avant tout le monde et achevai enfin la partition. En début d’après-midi, je fus informé que Denis était mort dans les premières heures du matin.

 Description.

[Cliquez pour déplier.]

Avertissement : comme toujours, les quelques indications qui suivent ne sont livrées qu’à titre de curiosité, et ne sont pas nécessaires à la compréhension de la partition !

Curieuse histoire que celle de cette partition : du 29 mars8 au 31 décembre 2015, je me suis retrouvé à jouer avec Thierry Barbé dans un hôpital devant des patients (dont certains n’étaient manifestement en guère meilleur état que le piano que j’essayais de faire sonner), puis tout l’automne et l’hiver, portant avec moi un sentiment d’inquiétude envers mon ci-devant camarade Denis Germain (non sans, entre ces deux périodes, un autre épisode éprouvant consacré à la longue hospitalisation de mon chat).

À ce contexte inattendu, tour à tour plaisant et tragique, s’ajouta la difficulté croissante de l’écriture elle-même, comme nous le verrons.

Chacun des tangos commence et se termine sur une note différente (non-altérée). Mon propos était de parvenir à concevoir sept pièces très différentes les unes des autres, mais sans devoir pour cela recourir à des artifices : ainsi, elles sont toutes dans la même tonalité (La mineur), au même tempo (un andantino pas trop rapide), avec la même structure et la même longueur (12 carrures de 4 mesures).

L’ordre indiqué ici n’est pas celui dans lequel je les ai écrits (à part les deux premiers, comme je l’ai exposé plus haut) : après le -si et le -la, je me suis attaqué au -do qui, par sa complexité polyphonique, me demanda beaucoup plus de travail. Le suivant fut le -ré, que je souhaitais plus simple (par pitié !) et plus mélodieux ; les trois pièces centrales (-fa, puis surtout -mi et -sol) furent écrites comme un bloc indépendant — elles partagent d’ailleurs une part de leur matériau thématique. Cet ordre d’écriture n’est pas un détail si anodin, car il est un indice des différences entre les pièces, en termes de complexité et de sophistication : là où les deux premières partitions avaient été presque improvisées à l’écrit, récapitulant diverses idées élémentaires et immédiates (ce que l’on appellerait en anglais the low-hanging fruit), les suivantes me demandèrent de plus en plus d’efforts pour ne pas (trop) tomber dans la redondance et la superficialité.

Voici donc la liste de ces tangos :

Tangosi
Tangosi est le premier tango que j’aie rédigé dans ce cycle. Comme je l’ai conté plus haut, en revenant à pied d’une répétition avec Thierry Barbé un jeudi matin (alors que je venais précisément de suggérer qu’on pourrait jouer un tango lors de notre concert quelques jours plus tard), je remarquai que dans ma tête tournait la boucle suivante :

directement pompée du trope hispanisant éculé

que l’on trouve un peu partout depuis (je pense) la fin du XVIIIe siècle (voir par exemple l’Aragonaise de Carmen). En restant fixé sur la dominante, on donne l’impression de faire attendre qu’il se passe quelque chose (la résolution sur la tonique) ; en même temps naît une certaine incertitude modale : et si en fait c’était ça, la tonique ?!

En Espagne, ça se jouera à trois temps, mais lorsqu’on le fait basculer à quatre temps, on se déplace vers l’Argentine9 :

Et si l’on ajoute le découpage 3 croches + 3 croches + 2 croches du rythme de milonga (qu’apparemment je devrais plutôt nommer tresillo, c’est vous qui voyez) :

Le but étant évidemment d’utiliser le à vide de la contrebasse (ici un mi, puisque la contrebasse soliste est un instrument transpositeur).

Comme on le voit, inventer du faux tango argentin n’est guère difficile — du reste, j’ai eu maintes occasions de le faire, au kilomètre, à l’époque où j’accompagnais des cours de danse. Le reste n’était plus qu’une question de remplissage. Je décidai de ne pas faire plus de douze carrures (soit 48 mesures en tout), et il ne restait donc plus qu’à trouver des éléments mélodiques, et un vague plan tonal pour pouvoir envisager un parcours de modulations et de cadences.

En ce qui concerne la mélodie, une succession de croches et de double-croches, dûment syncopées et accentuées aux bons endroits, s’avéra à peu près convaincante : très souvent dans le tango, le geste de la mélodie (son rythme et ses accents) importe plus que les notes elles-même. La mélodie suggère passe d’ailleurs par quelques notes inattendues (on reconnaît dans l’introduction diverses pistes modales, ou encore, par la suite, des harmonisations en chromatismes descendants).

Mon intention était de jouer sur le degré de prévisibilité du discours, en particulier d’un point de vue harmonique : ainsi, nous savons depuis Vivaldi (et Piazzolla en a abondamment fait usage) un enchaînement de « marche harmonique », en « cycle de quintes », permet de donner l’impression que la musique avance sans trop se fouler :

Dans le fragment ci-dessus, l’on constate que la note fondamentale de chaque accord (en l’occurrence, la note la plus grave) descend à chaque fois d’une quinte juste (elle peut également monter d’une quarte juste, ça revient au même). Mais pour rester dans la tonalité, on est obligé de s’arranger (ici entre fa et si, ni vu ni connu — le si reste naturel alors que pour une vraie quinte juste il devrait être bémol). Pour rendre la chose un peu plus intéressante, je décidai ici de faire déborder la marche d’une quinte juste supplémentaire (en ajoutant donc ce bémol qui nous fait sortir de la tonalité, puis en réajustant d’un demi-ton au dernier moment pour y revenir) :

C’est ainsi que je me fixai une nouvelle contrainte en plus de celles déjà énumérées ci-dessus : chacun de ces tangos devrait proposer une façon différente de pervertir le cycle des quintes.

Tangola
Que l’on se garde bien, surtout, de prendre les explications précédentes pour une recherche musicale sophistiquée et novatrice ! Quels que soient les artifices et oripeaux dans lesquels je m’évertue à l’emballer, le discours est ici entièrement tonal et, à ce titre, archi-convenu et sans aucun risque ni nouveauté. Cela me permet de prendre quelques libertés de temps à autre, laissant l’auditeur en apesanteur un instant avant de le reprendre fermement en main en réaffirmant l’ancrage tonal.

Ce procédé apparaît très clairement dans tangola avec cet autre cycle de quintes trafiqué : au lieu du modèle habituel (dont on notera l’absence d’altérations accidentelles, à par le sol dièse qui sert de sensible à la tonalité de la mineur),

je me débrouille ici pour taper « à côté », un accord sur deux. Sauf à la fin du cycle, où les deux derniers accords (formant cadence parfaite) sont préservés tels quels : cette fameuse « reprise en main » que j’évoquais à l’instant.

Voilà pour l’harmonie ; reste l’écriture mélodique, que j’espère divertissante à défaut d’être particulièrement inventive. Tout comme -do qui fut écrit entamé juste après lui, tangola est introduit, puis ponctué, par un motif mélodique s’arrêtant (en syncope à l’endroit stratégique que constitue la quatrième croche de la mesure) sur le triton de la tonalité — par exemple en la mineur, le dièse. La différence entre ces deux pièces est que tangola se construit sur des mouvements mélodiques disjoints, ce qui le rend plus rebondissant et, sans doute, plus amusant — mais comme nous l’avons vu, le rythme et le geste comptent davantage que le choix exact des notes, ce qui me permet ici d’évoquer ce motif à tout bout de champ, en trafiquant sans vergogne les notes et les intervalles.

À côté de ce motif figure, dans le plus pur style Piazzolla10, un autre thème plus conjoint (et même, en l’occurrence, chromatique), éventuellement ponctué par des agrégats dissonants répétés par la contrebasse (l’équivalent des ponctuations grinçantes « au talon » que faisaient souvent les violonistes de Piazzolla). Le dernier accord, arraché, est également une allusion très claire à ce répertoire.

Tangosol
Nous arrivons ici au bloc des trois tangos centraux. Il était préférable, à mon sens, de ne pas continuer à les écrire dans l’ordre, afin de prendre le temps de trouver un discours très différent qui puisse trancher avec les deux premiers, très similaires dans leur écriture.

J’avais l’idée (« quelque chose avec des quartes », souvenez-vous) de faire signe vers un langage moins ouvertement pompé fortement inspiré par la musique de Piazzolla. En utilisant des quartes plutôt que des tritons et tierces, je me rapproche insensiblement d’une écriture à la Bartók — comme je l’ai fait autrefois (l’année, précisément, où je découvris Piazzolla en cours de Formation Musicale) dans une pièce pour quatuor à cordes ; je me surpris d’ailleurs moi-même à réécrire ici certaines mesures de cette pièce à l’identique, plus de quinze ans après l’avoir oubliée. Pour ne pas faire trop signe vers l’Europe de l’Est, toutefois, je m’évertue ici à multiplier les marqueurs caractéristiques du tango nuevo, notamment « la » descente sur trois notes en quartes parallèles que l’on peut trouver mesures 28 et suivantes dans la partie de piano — et l’on retrouve également, aux mesures 17 à 24, des procédés de cycle de quintes plus ou moins frelatés (enrichis d’accords de neuvième très jazz, comme l’on en trouve chez Piazzolla dans les années 1960).

Le motif de quartes montantes par lequel s’ouvre la partie de piano me semblait être un bon démarrage, très énergique ; mais qu’en faire ensuite ? La réponse me fut donnée par le motif fa - mi du tango suivant (voir plus bas), que je finissais alors de rédiger...

... non sans me désespérer de la proximité thématique entre tangofa dont le motif essentiel est fa4.( mi), et tangomi — audacieusement construit sur, tenez-vous bien, mi4.( fa).

Comment pourrais-je utiliser encore ce même motif ici ? (D’autant que j’avais déjà exploité jusqu’à la corde les deux seules combinaisons possibles.) L’astuce, évidemment, consistait à modifier le rythme en déplaçant le point d’appui : plutôt que de m’appuyer sur la deuxième noire pointée comme je l’avais fait jusqu’à présent (toujours ce rythme 3 + 3 + 2 si typique de l’Amérique centrale), j’allais faire intervenir la syncope à la fin de la mesure :

(Notons au passage combien cette écriture évoque immédiatement la contrebasse, accordée en quartes11.)

Lundi 28 décembre, alors que je me rendais à pied dans un magasin de bricolage (voir plus haut), j’eus la surprise de constater que cette mélodie était en train de tourner dans ma tête, à l’infini, sous une forme beaucoup plus détendue :

Tout comme dans la boucle de tangosi ci-dessus, on reste fixé sur la dominante, mais d’une façon ici très différente puisque l’accord de tonique est explicitement présent... mais à l’état de renversement (quarte et sixte, la note grave restant toujours celle de la dominante). Pour peu qu’il soit répété suffisamment longtemps (ce que je ne pouvais au demeurant pas me permettre dans une pièce limitée a priori à douze carrures), l’on devient hypnotisé par ce motif et l’on cesse d’attendre une hypothétique résolution sur la tonique.

La différence avec les tangos précédents découle aussi de l’écriture instrumentale ici adoptée : jouée entièrement pizzicato (au désespoir de Thierry Barbé qui considère que cette partition requiert un spécialiste de la chose), la contrebasse est en fait traitée ici comme une guitare ; à tel point que je note même des passages en pure percussion (à frapper sur le bois ou la touche), et même parfois dans une écriture mixte qui évoque — pour moi en tout cas — la technique si particulière et impressionnante de la guitariste mexicaine Gabriela Quintero, à laquelle je m’étais déjà vaguement référé il y a quelques années.

Thierry n’a toutefois pas tort de le souligner : la contrebasse n’est pas un instrument puissant, particulièrement en pizz12. J’ai veillé ici à alléger autant que possible la partie de piano (sauf dans les passages où la contrebasse se trouve confinée dans le grave à un rôle de walking bass, assez clairement identifié pour que l’auditeur n’éprouve pas le besoin de chercher à suivre ses notes) ; je ne sais pas si cet équilibre est à la portée de musiciens raisonnables ou s’il faudrait plutôt, comme Thierry le suggère, envisager d’utiliser l’archet à certains passages. Je préfèrerais vraiment que l’expérience puisse être tentée jusqu’au bout — mais il n’est pas exclu qu’elle ne puisse porter de fruits que dans mon imagination.

Tangofa
Comme -si et -la, ce tango commence par la contrebasse seule, préludant un peu à la façon (au hasard) d’un bandonéon. J’ai essayé ici, toutefois, de développer un peu plus cette écriture soliste, notamment en jouant sur les double-cordes (dont l’usage constitue la principale spécificité instrumentale de ce morceau, extrêmement virtuose pour la contrebasse), les harmoniques et les cordes à vide. Cette intervention de contrebasse s’étend même sur les trois premières carrures, le piano n’entrant de façon discrète que pour fournir un arrière plan rythmique très grave et à peu près indistinct (en regardant attentivement, l’on verra que ces deux carrures de piano sont rédigées selon un procédé sériel ; j’ai tenté, au demeurant, de me débrouiller pour que ressortent confusément des ancrages de tonique et de dominante).

S’installe ainsi une première moitié de la partition organisée autour, on l’a vu, du motif descendant fa - mi, harmonisé de diverses façons autour des tonalités de et la mineurs :

Entre ces deux tonalités s’établit une oscillation, voire, une incertitude (procédé sur lequel j’avais déjà construit le tangore que nous verrons plus bas), comme l’illustrent de nouvelles marches de quintes bidouillées, qui ont l’air purement traditionnelles mais décrochent et modulent en cours de route :

D’autres subtilités harmoniques se trouvent dans les carrures de transition : mesures 13-17, 37-40 puis 41-44.

On retrouve par ailleurs dans l’écriture de la contrebasse quelques topoï du tango nuevo façon Piazzolla : articulation rythmique en 3+3+2, improvisations mélodiques richement ornées, et même la fameuse descente chromatique sur trois notes (voir mesure 15) qui est directement dérivée de Adios Nonino.

J’en viens maintenant à la habanera de la deuxième moitié du morceau (très exactement les six premières carrures sur douze). Dès le printemps 2015, réfléchissant aux moyens que je pourrais utiliser pour que se distinguent les différentes pièces de ce cycle, j’avais eu la vague idée d’une habanera en Majeur (les habaneras en mineur, ça fait tellement Carmen...) ; et parmi les notes polaires de chaque tango, celui en fa me semblait le plus approprié.

Restait à trouver une façon de raccrocher les wagons avec la première moitié, en exploitant l’idée mélodique (j’entends par là le bête demi-ton descendant en noires pointées) exposée dès la première mesure de façon à ce que le recyclage de ce motif donne une impression de cohérence — ou, à défaut, de catalogue : « existe aussi en Majeur ».

C’est ainsi que je me retrouvai dans l’après-midi du mercredi 23 décembre, dans les conditions très particulières que j’ai décrites plus haut, à rédiger avec une insondable fierté ce qui demeure probablement la phrase la plus niaise de ma « carrière » :

C’est beau comme ceci. Ou, dans un registre plus parodique — mais non moins « culte »—, ceci (où l’on retrouve exactement les deux mêmes notes sur le même rythme).

Comme quoi.

Tangomi
Comme le savent bien les musicologues (dont on sait l’estime que je leur porte, pour pouvoir se dire musicologue c’est très simple : il suffit de prendre une partition, de la regarder quelques instants puis de déclarer gravement : « on voit le soin avec lequel le compositeur a structuré son discours autour du Nombre d’Or ». Et voilà.

Le Nombre d’Or est le hochet préféré de cette pseudoscience que l’on baptise musicologie, agité comme une baguette magique par les savants en longues robes devant les foules ignares et béates d’admiration. Vous voulez paraître érudit ? Vous aussi, lancez-vous dans l’élevage de nombres dorés !

La bonne nouvelle, c’est que cette proportion peut se trouver à peu n’importe où (comme je l’avais — brillamment — montré naguère). Un exemple ? Dans le présent cycle de sept tangos, se trouve clairement une articulation remarquable entre le tango numéro quatre et le suivant.

Il s’ensuit le calcul suivant13 :

 \frac {7 + 4}{7} = 1,57142857143... \approx 1.6180339... = \frac {1 + \sqrt{5}}{2} = \phi

(Et je ne parle même pas de la symbolique attachée au nombre sept lui-même ; un musicologue digne de ce nom aurait commencé par faire au moins dix pages là-dessus.)

Donc, voilà, oui. Entre Tangofa et son motif en fa mi,

et Tangomi avec mi fa,

il y a comme qui dirait une symétrie14. Par accident plus que par calcul, d’ailleurs ; je m’étais dit depuis quelques mois qu’il pourrait être intéressant de me servir de la pièce en -mi pour aller chercher des double-cordes aigües autour de ce motif en demi-ton, un peu comme ce que fait le bassiste de jazz norvégien Dan Berglund dans un enregistrement du défunt Esbjörn Svensson Trio, avec deux notes descendantes : je me souviens m’être dit « chouette, je vais faire deux notes montantes comme ça ce sera une allusion inversée »... avant de me retrouver à utiliser effectivement, lors de l’écriture du Tangofa, les deux mêmes notes descendantes que j’avais pris soin d’éviter auparavant.

Me retrouvant avec deux pièces sur les deux mêmes notes (respectivement montantes puis descendantes), je finis par me dire qu’il valait autant assumer et souligner la coïncidence, et réécrivis la fin du -fa et le début du -mi pour accentuer un peu l’effet de symétrie.

Toujours animé d’un espoir de différencier ces pièces les unes des autres, je décidai de confier ici au piano un petit rôle de percussion (de façon similaire au traitement de la contrebasse dans -sol ; ces deux pièces sont d’ailleurs disposées symétriquement dans le cycle, si l’on considère -fa comme point central). Je me disais que le pianiste pourrait taper sur le piano (ça ne sonne guère), se munir d’un petit instrument de percussion (je l’avais vu faire par une harpiste l’année précédente)... finalement, je pense que le plus amusant est que le pianiste vienne avec une guitare : au moment de jouer ce tango, il la prend, l’accorde minutieusement... puis la pose, retournée, sur ses genoux et commence à taper dessus. (Comme toujours, l’éventualité que cela ne fasse rire que moi est à prendre hautement en compte.)

La partie de piano se lance sur une mélodie donnant à entendre les notes absentes de la contrebasse : sol-la-ré. Les deux mains jouent ensemble à trois octaves d’écart (un peu comme dans Tangosi), écriture très utilisée dans la musique espagnole (en particulier Manuel de Falla, tout simplement parce que c’est là le seul compositeur espagnol que je connaisse vraiment bien) ; les ornements, inflexions modales, rythmes ternaires, puis notes répétées, contribuent à renforcer ce côté « couleur locale ».

Le tango à proprement parler ne s’installe qu’à partir de la IVe carrure (les carrures II et III étant assez mal délimitées, à la suite d’un « enjambement » assez mal maîtrisé mais que j’estimais nécessaire). Il débouche à la mesure 21 sur une partie de piano absolument mirifique, assez difficile à apprendre (je peux en témoigner) et potentiellement écrasante pour la contrebasse, même si j’ai essayé d’aérer le discours autant que possible. Compte tenu du fait que je n’ai pas touché une seule fois le clavier d’un piano alors que j’écrivais ces tangos, je suis très content que cette partie soit aussi efficace et agréable à jouer — même si j’évite de me demander quelle est la part de pure chance dans ce résultat plaisant.

À propos de parties mirifiques, la contrebasse est ici d’un niveau très, très costaud — du sur-mesure pour soliste monstrueux et n’ayant pas froid aux yeux. J’ai même dû (pour la plus grande joie de LilyPond) utiliser une écriture sur deux portées, ce qui est peu courant pour le violoncelle et tout bonnement rarissime concernant la contrebasse. (En fait, c’est plus spectaculaire que véritablement difficile : les notes graves ne sont que des cordes à vide.)

Il n’y a pas de marche harmonique en cycle de quintes dans cette pièce, ce qui constitue une entrave à la contrainte que je m’étais fixé15. En fait, le langage harmonique est ici remarquablement pauvre simple, avec très peu de modulations et un discours entièrement construit sur la tonique la et sa dominante mi (laquelle, de façon plus clairement affirmée que dans Tangosi, se transforme parfois en premier degré du mode phrygien). Sur ce squelette se déploient cependant toutes sortes d’agrégats, de notes étrangères non-résolues, et de déformations (notamment par substitution de triton : voir par exemple les notes graves du piano dans toute la partie centrale). L’écriture harmonique et modale est ici profondément différente des autres pièces du cycle ; les cinq dernières carrures (à partir de mesure 29), par exemple, ne font intervenir aucun changement d’accord au sens ordinaire ; si l’ancrage tonal subsiste, c’est plus par habitude qu’autre chose.

Encore plus, sans doute, que le -sol, ce Tangomi est une partition déroutante — qui m’est en large part étrangère. Alors que je l’avais commencé relativement tôt (à peu près en même temps que le -ré) , je n’ai avancé que difficilement, mesure par mesure, et l’ai péniblement terminé après tous les autres (peu de temps après -sol), seul dans un appartement silencieux, le matin du jeudi 31 décembre 2015.

Tangore
Même en m’interdisant de distinguer les pièces de ce recueil par des changements de tonalité ou de tempo, je savais devoir y inclure une page plus expressive qui constituerait le « mouvement lent » du cycle. Ç’aurait pu être le Tangosol ; ce fut le -ré.

L’impression de lenteur découle ici de la fréquence harmonique (c’est-à-dire la vitesse à laquelle se succèdent les accords) : il n’y a pas deux accords par mesure, mais un seul. Ce qui m’oblige à grouper les carrures deux par deux, et même quatre par quatre en tenant compte de l’enchaînement antécédent+conséquent16. Soit trois sections de seize mesures chacune, qui suivent le schéma d’un morceau classique : exposition, puis développement, puis ré-exposition.

Enfin, c’est également la première de ces pièces que je décidai de coder directement à l’ordinateur plutôt que de l’écrire dans mon cahier.

Un après-midi de novembre, alors que je glandais devant mon écran me documentais méthodiquement en utilisant les innombrables richesses du Web, je constatai que rechercher « tango nuevo » sur YouTube me renvoyait vers un enregistrement17 du groupe Quadro Nuevo, apparemment très actif depuis vingt ans. Ce morceau, en particulier, me sembla intéressant : il commence — selon toute vraisemblance — en mineur, avant qu’un détail insignifiant (le si bémol devient bécarre) ne nous fasse basculer en la mineur. (Puis la boucle reprend.)

Telle est la stratégie que j’adopte ici, avec une construction harmonique différente (et plus complexe) que dans le morceau en question, progressant le long d’une ligne de basse descendante, qui se présente à première vue comme une descente chromatique évoquant un lament ground baroque dans la tonalité de mineur, mais passe bientôt par deux notes de la mineur (le do et le si naturels), et finit par une cadence imparfaite dans cette dernière tonalité — introduite par un si bémol qui sonne désormais moins comme faisant signe vers mineur, que comme une substitution triton ou une sixte napolitaine à l’état fondamental. Dit comme cela, ça a l’air chiant comme un manuel de musicologie épouvantablement technique, mais la progression est en fait très simple :

Plus prosaïquement, cette vague ambiguïté — qui sera maintenue jusqu’au tout dernier accord — me permet de prendre quelques libertés avec la contrainte de tonalité unique et de faire entendre (comme dans -sol, -fa, -mi et -do) une couleur harmonique différente tout en me fournissant de quoi prétendre ensuite que, non non, nous étions bien en la mineur depuis le début. Quoique : non, regardez le dernier accord : c’est un (et pour cause : la contrainte m’y oblige) ; et du coup l’incertitude demeure.

Pour une fois, c’est le piano qui porte la mélodie dès le début, la contrebasse tenant une ligne discrète mais essentielle de milonga18 La mélodie du piano se cale sur la quinte de l’accord de tonique (c’est-à-dire le la aigu quand on est en mineur) mais évite soigneusement la fondamentale (), s’attardant plus volontiers sur la neuvième (le mi) qui est « la » note expressive par excellence. La ligne mélodique est à la fois intelligible (structurée autour de sauts disjoints de quarte puis quinte descendantes, toutes les deux mesures) et assez libre ; je me suis débrouillé pour fournir toutes les notes du tempérament, et je glisse des secondes augmentées (3 demi-tons) partout où je peux.

La main gauche du piano ne fournit qu’un accompagnement discret mais sophistiqué et raffiné (à la limite de la décadence, pour tout dire). La mesure 2, ni vu ni connu, est une citation textuelle de l’accompagnement de cette chanson, dont je ne sais ni d’où elle sort ni ce qu’elle raconte mais que j’ai eu l’occasion d’accompagner dans un bar à l’âge de 12 ou 13 ans.

Je suis assez fier de cette partie de piano dans les quatre premières carrures ; là encore, il m’a fallu attendre la première lecture au piano, en janvier 2016, pour découvrir si ce que j’avais envisagé de façon purement théorique et imaginaire, correspondait à la réalité instrumentale et auditive.

La suite de la partie de piano permet d’entendre successivement deux marches harmoniques qui proposent chacune une façon différente d’échapper au cycle des quintes, en lui substituant d’abord des tierces mineures ascendantes :

puis des tierces majeures ascendantes :

Cependant, la mélodie ne suit pas du tout la progression ascendante de l’harmonie, et poursuit ses mouvements disjoints sur des notes expressives, ce qui évite (j’espère) un sentiment d’écriture prévisible et systématique.

Le motif disjoint (ici en quartes) descendant qui ouvrait la première phrase, sert également à clore la dernière phrase (avec des septièmes majeures au piano19 : à l’automne 2015, quelques jours à peine après avoir eu l’idée de cette fin (mais avant même de l’avoir lilypondée), j’ai utilisé exactement les deux mêmes accords (intervalles de septième majeure dans l’aigu du piano, descendant d’une tierce mineure), sur les exactes mêmes notes, pour terminer une autre partition pour contrebasse et piano : Élégie atrabilaire, que je présenterai peut-être ici un de ces jours si j’arrive à terminer le conséquent recueil de vingt-et-une pièces pédagogiques dans lequel je souhaiterais l’inclure.

Car on n’est jamais mieux copié que par soi-même.

Tangodo
L’écriture fuguée est une constante chez Astor Piazzolla : de La Muerte del Angel à Fuga y misterio en passant par Fugata, la Suite Punta del Este, Preludio y fuga, Canto y Fuga, et surtout Fuga 9 qui fut, comme je l’ai conté plus haut, la toute première pièce par laquelle je découvris le tango nuevo à l’âge de 14 ou 15 ans. Il était donc fortement tentant de me confronter à ce style, malgré mon manque d’intérêt jamais démenti envers l’écriture horizontale en général, et le contrepoint (ici néo-)baroque en particulier20.

Il en résulte un mouvement vaguement fugué, assez biscornu quand on y regarde de près, particulièrement en ce qui concerne le plan tonal, oscillant entre do et la mineurs, mais aussi, pour faire bonne mesure, fa dièse mineur (mesure 17) et mi bémol mineur (mesures 25-28 puis 35-36, là encore pour brouiller les pistes (voir ci-dessus) : non, je n’alterne pas entre do et la uniquement parce que la contrainte du cycle m’y oblige, mais parce que cela fait partie d’un plan hautement réfléchi s’articulant autour de la division de l’octave en quatre tierces mineures !

La phrase ouvrant cette fugue (son « sujet », doit-on dire lorsqu’on est bien élevé) est écrite pour être aisément reconnaissable, avec un motif rythmique très caractéristique, une syncope sur la quatrième croche de la mesure (toujours ce découpage 3+3+2 des huit croches de la mesure), et joue (comme dans Tangola, que nous avons évoqué plus haut) sur un intervalle de triton. La suite se compose de syncopes avec des sauts intervalliques larges (septième Majeure, dixième) ; comme nous l’avons vu dans Tangoré19, ce genre d’intervalles permet de s’acheter un cachet « audacieux et contemporain » à bon compte.

Une vague « réponse » (pouvant également tenir lieu de « contre-sujet », mais aussi de formule d’accompagnement, ou de sonnerie de téléphone) se construit de façon plus simple21 : saut d’octave puis descente en noires (par complémentarité avec le rythme syncopé du sujet). Il est, de plus, très facile de la décliner selon, là encore, une logique de catalogue de vêtements — « ce motif peut être porté en version Dominante (pour l’hiver), ou Tonique (pour le printemps) » :

Le balancement tonique-dominante aide évidemment à donner l’impression d’une « vraie » fugue. De surcroît, comme chez tous les gens qui-font-semblant-de-faire-de-la-fugue-sans-vraiment-y-croire-eux-même (ce qui inclut la plupart des compositeurs baroques italiens, et des élèves de classes d’improvisation à l’orgue, mais peut-être aussi une bonne partie des fugatos de Piazzolla), l’essentiel réside dans les entrées, visibles et soulignées (en l’occurrence, le début de la phrase jusqu’au triton et à la syncope) ; ce qui se passe ensuite relève aisément du remplissage plus ou moins bricolé.

À propos de bricolage, revoici nos cycles de quintes bizarrement fichus : tout d’abord dans la carrure de transition mesures 17 à 20

puis dans deux tunnels22 où le cycle est donné de façon tout à fait correcte, mais la bizarrerie réside ici dans la « fréquence harmonique », c’est-à-dire la vitesse à laquelle se succèdent les accords. Dans la carrure mesure 29 à 32, ils ne sont pas donnés au rythme bien pépère de deux (ou quatre) par mesure, mais de trois — d’où une impression boiteuse, qui s’accélère à la fin :

puis à partir de la mesure 37, qui constitue la dernière marche harmonique de tout le cycle de tangos, l’enchaînement se joue très traditionnellement, mais commence à moduler en mineur avant de se casser carrément la gueule en arrivant sur une quinte à vide.

Le passage qui se développe alors me semble assez obscur : sur une note pédale de mi, il peut s’agir d’une dominante qui n’attend que de revenir en la mineur (ce qui se produira effectivement à la fin, ou d’un épisode entièrement modal — mais dans quel mode, alors ? S’empilent des relents phyrigiens, des tritons ajoutés (le si bémol), des tierces Majeures (le sol dièse)... et même un retour en strette du « sujet » de la fugue, en do mineur mais toujours sur pédale de mi. On s’éloigne d’une écriture de tango (même nuevo), pour se rapprocher davantage du niveau de complexité de mes précédentes partitions, et notamment mes procédés de superposition façon matte painting. J’en veux pour illustration la mesure 46 dont la partie de piano constitue certainement l’un des traits les plus hallucinés et hystériques que j’aie pu commettre en vingt ans d’écriture :

WTF

La toute fin de la pièce illustre un problème posé par la (maigre) contrainte formelle qui m’oblige à terminer sur la note do, là où l’on attendrait plutôt un la (la tonique). Il serait évidemment très facile de noyer le do dans un accord de la mineur (<la do mi>), mais je voulais trouver une façon amusante de souligner cette note. La partie de piano donne donc successivement le la très grave puis le do très aigu, qui correspondent aux deux notes les plus extrêmes du clavier ; de même, la contrebasse va chercher son do le plus aigu possible (ce qui, au passage, est une innommable vacherie pour l’instrumentiste). Bref, ce qui aurait dû rester un hommage assez peu original à la musique d’Astor Piazzolla se transforme en un nouvel épisode de « Valentin fait le malin avec des contraintes formelles ».

Et c’est là, sans doute, la raison qui me conduit à présenter aujourd’hui (de façon si abondamment détaillée) ces tangos sur mon propre [Site], là où mon intention d’origine était de ne les mettre à disposition que pour le cas où d’autres musiciens chercheraient un ersatz, plaisant quoique pas particulièrement remarquable, de tango argentin pouvant être, au moins, joué et diffusé librement.

En écrivant dans un langage pré-existant et en me conformant paresseusement à des codes déjà bien établis, j’étais fermement déterminé à faire œuvre de tâcheron, dans une orientation purement utilitaire — ce qui a très certainement été le cas pendant la plupart des pages que vous trouverez ici. Et pourtant ; au-delà de mon projet d’origine, j’ai eu la surprise de constater, alors que je ramais péniblement pour aligner une mesure après l’autre — ou m’enlisais carrément —, de constater que ma passion pour les structures complexes, pour les contraintes formelles, pour les incongruités langagière et, d’une façon générale, pour la musique bien bien tordue, avait fini par refaire surface dans ce que j’écrivais, à mon insu voire, dans certains cas, à mon corps défendant.

Par manque d’humilité certainement, mais aussi sous l’effet des circonstances éprouvantes dans lesquelles j’ai travaillé ces dernières semaines, en un mélange ininterrompu et obsédant de boucles musicales, de lignes de code, de contraintes formelles, de souci et de réflexions en tous sens sur la souffrance humaine, l’omniprésence de la mort et ce dérisoire éclairage que nous appelons existence, j’ai fini par cesser de chercher à prétendre que ces pages ne sont pas « vraiment » de moi. Elles recèlent tout le mauvais goût dont je suis capable, toutes les stratégies de travestissement derrière lesquelles je m’évertue à tenter de justifier ma propre écriture ; toute la complexité gratuite et surchargée qui constitue mon inlassable travers.

Elles contiennent aussi, peut-être, l’indice d’autre chose — que je serai probablement le seul à y voir, ou plus exactement à imaginer — : au détour d’un phrasé, d’une coquetterie d’écriture ou d’une sensiblerie faussement caricaturale, quelque chose de plus sincère ou authentique ; une impression, une émotion, nécessairement ridicule et mal dite. La trace de ces dernières semaines que j’ai pu passer avec mon ami Denis Germain.

Denis détestait le tango en général, et Piazzolla tout particulièrement.

D’un autre côté, il détestait aussi mourir ; ça ne l’en a pas empêché.

Du coup, ce recueil lui est dédié. Et toc.

Bonne lecture !
Valentin.


[1Là où le Pirate copie et diffuse toutes sortes d’œuvres, s’asseyant en toute bonne conscience sur des lois qu’il juge — à juste titre — parfaitement illégitimes, le Libriste veille à ne pas se mettre hors la loi et consacre des heures à fabriquer de nouvelles œuvres qui ressemblent à celles dont il a besoin, mais qu’il peut ensuite diffuser librement pour en faire bénéficier d’autres. Notons que les deux approches sont entièrement complémentaires et nullement opposées.

[2Ce qui nécessita d’ailleurs d’ajouter une introduction de quatre mesures au premier des deux, uniquement pour que la première note soit un si et que je puisse faire ce jeu de mots qui n’en était pas vraiment un. Comme quoi l’« inspiration » est souvent faite — chez moi en tout cas — de détails sordides et difficilement avouables.

[3D’ailleurs, personne de raisonnable n’aurait, alors, accepté de croire que des liens humains authentiques et profonds puissent se nouer par une communication uniquement dématérialisée et sous forme écrite (lesdites personnes raisonnables trahissant ainsi leur méconnaissance des romans épistolaires classiques, ainsi que du mouvement des logiciels Libres avec ses innombrables mailing lists — que je ne découvris moi-même qu’ensuite).

[4Cela pouvait aller des bars gays de la rue des Archives : le Carrefour, le Cactus, au Père Tranquille près des Halles s’il avait assez de sous. L’essentiel, évidemment, était qu’il y eût « du Wifi ».

[5Le centre n’étant que, comme nous le savons tous, le nom que la droite se donne lorsqu’elle ne s’assume pas.

[6Il se murmure que même à l’heure actuelle, le cadavre bouge encore.

[7Dans le monde des logiciels Libres, un fork est un embranchement : le moment où une poignée de programmeurs partent du code d’un logiciel existant pour fonder leur propre projet, destiné à évoluer dans une direction différente. L’exemple le plus frappant de ces dernières années est certainement la suite LibreOffice qui a entièrement supplanté OpenOffice (jusqu’à être rejointe par la totalité de ses contributeurs d’origine). La liberté de fork garantit la légitimité constante des logiciels Libres alors qu’il s’agit de communautés non-démocratiques ; un modèle social intéressant dont nous peinons cependant à imaginer une application à l’échelle d’une société entière : telle loi ne vous plait pas ? Fondez votre propre nation !

[8Le 29 mars, incidemment, est l’anniversaire de mon petit frère. Aucun rapport.

[9Bon, en fait La Cumparsita vient d’Uruguay. Mais bon.

[10On peut par exemple penser à Cite’Tango ou Otono Porteno, mais il en existe d’innombrables autres exemples.

[11Sauf qu’en pratique cela se joue une octave au-dessus et c’est /beaucoup/ plus difficile. Mais bon, on fait de la musique de soliste ou on n’en fait pas.

[12- ah !

[13J’avais encore mieux, mais un poil plus difficile à justifier (que voulez-vous, je débute dans la musicologie) :

 5 (\frac {4} {7})^2 = 1,63265306122... \approx 1.6180339... = \frac {1 + \sqrt{5}}{2} = \phi

[14Et pour qui a un tant soit peu suivi mes travaux de ces treize dernières années, ce n’est pas par pure coïncidence que cela tombe sur ces deux notes-là en particulier.

[15Quand on veut faire classe, on appelle ça un clinamen et on se dépêche de passer à autre chose.

[16Dans ce procédé d’écriture, toute phrase musicale est d’abord présentée sous une forme suspensive, puis reprise avec la même longueur mais en se terminant cette fois de façon conclusive.

[17Évidemment illégal, je le crains fort : que fait donc la milice police ?

[18L’on peut penser par exemple à la Milonga para tres de Piazzolla, mais cette ligne de basse est omniprésente dans la quasi-totalité des tangos en mineur.

[19L’intervalle par excellence qui sert à dire « regardez ! je suis un Compositeur Contemporain®™ ! »

[20GNU LilyPond, comme je l’avais noté il y a dix ans, invite fortement à penser la musique de façon horizontale plutôt que verticale ; cela requiert pour moi un effort intensif et permanent, pour garder constamment à l’esprit le contexte global harmonique et polyphonique dans lequel s’insère la maigre voix monodique que je suis en train de code. Écrire une partie de piano, par exemple, requiert de saisir chaque main séparément, ce qui devient très complexe lorsqu’il y a plus de deux voix et que certaines voix zigzaguent entre les deux portées.

[21Le minimum syndical, à vrai dire.

[22Astuce de musicologue : ne dites pas « tunnel », dites « pont modulant ».

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