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Quinqua polka

pour ukulélé

samedi 10 janvier 2015, par Valentin.

Cette aimable babiole est dédiée à mon ci-devant acolyte Lewis Trondheim, à l’occasion de son cinquantième anniversaire.

Voici une petite pièce rédigée pour les cinquante ans de Lewis Trondheim, pour ukulélé seul (ou, en l’occurrence, deux ukulélés).

Elle est ici présentée dans un enregistrement réalisé avec beaucoup de soin et de talent par mon collègue Alexandre Le Nagard, qui fait de cette partition (par ailleurs très peu remarquable) un véritable bijou d’élégance et d’humour. Son apport est la seule raison qui me conduit à la présenter publiquement, au-delà de l’histoire personnelle qu’elle représente pour moi.

Quinqua Polka pour ukulélé
Licence Art Libre, Valentin Villenave, 2014.
Quinqua Polka (code source LilyPond)

Description.

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Avertissement : comme toujours, les quelques indications qui suivent ne sont livrées qu’à titre de curiosité, et ne sont pas nécessaires à la compréhension de la partition !

C’est au début de l’année 2014 que j’ai rédigé cette aimable babiole, en vue de l’anniversaire de Lewis Trondheim. Étant donné la nature de son dédicataire, il me fallait répondre à certaines contraintes bien précises. Ainsi, il fallait que ce soit une partition pour Ukulélé, l’instrument par excellence de Lewis. (Je pensai même un instant à la réaliser pour ukulélé et piano, puis je me dis très vite que ce serait un symbole trop lourdement appuyé, même pour moi.) Il fallait par ailleurs qu’elle soit rédigée dans un langage tonal, familier et immédiatement accessible. Il fallait, enfin, qu’elle ne dure point trop longtemps. Et le titre était tout trouvé : ce serait une polka.

Le choix de l’instrument, à lui seul, représente ici une contrainte majeure : le ukulélé est probablement le plus limité de sa famille (et parlant ici de la famille des instruments à cordes, le mot est lourd de sens), laquelle comprend pourtant quelques cousins notoirement scrofuleux tels le bouzouki ou le banjo. Il arbore une tessiture, au mieux (pour les ukulélés dits — non sans un sens de l’humour à toute épreuve — « de concert »), d’une dixième mineure — souvent moins.

Sa façon de s’accorder n’est pas le moindre de ses charmes : la ré, fa♯ si, la première de ces cordes (c’est-à-dire celle que l’on numérote quatrième, ne cherchez pas, c’est la logique des cordistes) étant plus haute que les deux suivantes. Le ukulélé dit « de concert » (ah ah ah, on ne s’en lasse jamais) est un ton plus bas. (En fait le plus simple pour s’en souvenir est que les trois dernières cordes, c’est-à-dire les trois premières, sont accordées comme celles d’une guitare mais en plus aigu ; la corde extérieure, celle qui est jouée par le pouce de la main droite, sert de « bourdon » à la dominante de la corde la plus grave, sauf que c’est une quinte vers le haut au lieu d’une quarte vers le bas. Ne cherchez pas, puisqu’on vous dit que c’est de la logique de ukuléliste.)

La mélodie se sert amplement des sixtes ajoutées (ce qui accentue l’« effet ukulélé »), multiplie les mouvements brisés et les arpèges renversés en s’évertuant à faire oublier qu’elle est en fait étroitement prisonnière de l’instrument.

La partition est écrite en cinquante temps (quelle idée originale), ce qui, dans le cas de carrures très convenues comme ici, requiert un peu d’adaptation (50 n’étant pas, la dernière fois que j’ai vérifié, un multiple de 8). Comme me l’a fait remarquer Lewis lorsque je la lui ai offerte (mais n’anticipons pas), le fait que j’aie choisi d’ajouter des silences à la fin, conduit la partition à faire vingt-six mesures et non pas vingt-cinq — à quoi je lui ai répondu : zut.

Quant à l’accompagnement, il est initialement pensé pour être joué en même temps que la mélodie, sur le même instrument et par le même interprète. En écrivant ces mots, je me rends compte que c’est une phrase bien étrange à écrire pour un pianiste (tant nous sommes habitués à ce que la main gauche accompagne la main droite) mais beaucoup moins pour un guitariste (fût-il décati au point de jouer du ukulélé, comme ici) : il est courant que les guitares jouent en duo, avec une partie de pur accompagnement (la fameuse « guitare rythmique » qui rend le Hot Club de France si insupportable à écouter).

Pour une lecture plus simple, j’ai rédigé l’accompagnement sous forme presqu’entièrement monodique, ce qui présente aussi l’avantage de ne pas trop passer au-dessus de la mélodie pour que cette dernière ressorte bien (ce qui est particulièrement ardu sur un instrument de moins de deux octaves), en essayant de ne pas donner à l’instrumentiste d’écarts impossible à réaliser par rapport à la mélodie (c’est la seule raison pour laquelle la voix du bas mesure 8 joue « do mi do » au lieu de « do ré mi »).

Cependant, ce n’était pas une partition que je devais livrer, mais un objet sonore (et l’on sait les problèmes que cela me pose). C’est ainsi que j’eus l’idée de demander à mon collègue et ami Alexandre Le Nagard, aux talents multiples et trop peu connus : musicien de blues, chanteur, excellent guitariste dit « classique » et fin connaisseur du répertoire, chef de chœur,... Je lui envoyai la partition, et sachant sa compétence en tant qu’ingénieur du son, je choisis de la présenter sur deux portées séparées en lui suggérant d’enregistrer les parties l’une après l’autre.

Alexandre n’avait jamais vu de Ukulélé de sa vie, mais nous n’allions pas nous laisser de si menus détails nous arrêter. J’apportai à Alexandre l’instrument cabossé dont j’avais l’acquisition pour en jouer moi-même dans un spectacle... et quarante-huit heures plus tard, il me renvoya l’enregistrement que je vous présente ici.

Ce fut pour moi un choc, au sens physique du terme : plusieurs minutes après avoir achevé d’écouter cette babiole de quarante-huit secondes, ma femme vint s’enquérir de ma santé et me demanda si le fait que je sois resté immobile, le regard dans le vide et un sourire béat scotché sur la face, était dû à un accident cardio-vasculaire.

Historique
(en trois chapitres)

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Comme je le constate régulièrement depuis mes plus jeunes années, je semble être voué à côtoyer des gens de la génération précédente à la mienne, plutôt que les petits-camarades-de-mon-âge (concept dont l’existence même me donne envie d’ouvrir la fenêtre pour hurler dans la rue — ou vomir le long de la façade, selon les jours). Il s’agit certainement pour une part d’affinités intellectuelles, mais aussi d’un besoin plus obscur de ma part de me chercher constamment un père spirituel adoptif, voire (mais n’anticipons pas) une famille d’accueil.

Ainsi, alors que j’ai atteint cette année — sombrement — l’âge de trente ans, la plupart des anniversaires marquants que j’ai eu l’occasion (le plaisir ? l’honneur ?) de célébrer sont ceux de mes accointances qui fêtaient leurs cinquante ans : mes colistiers Nicolas Graner puis Gilles Esposito-Farèse... et, plus récemment, mon compère de naguère Lewis Trondheim qui a franchi cette ligne fatidique le 11 décembre 2014.

Lewis Trondheim (site) a tenu une place importante dans ma vie depuis très longtemps, bien ne fasse effectivement sa connaissance. À l’âge de 11 ans, j’empruntais à la bibliothèque ses albums cartonnés (éditions Dargaud) ; à l’âge de 14 ans je relisais compulsivement l’article lui étant consacré dans un dictionnaire de bande dessinée que l’on m’avait offert pour Noël ; à l’âge de 17 ans je téléchargeais illégalement son œuvre intégrale sur les réseaux P2P de l’époque ; à l’âge de 20 ans je lui consacrais ma maîtrise de Lettres.

Lewis Trondheim est l’un de ces auteurs de bande dessinées qui ont le pouvoir de séduire les foules jusqu’à l’hystérie. Au-delà des qualités certaines de son écriture et de l’originalité de sa démarche, son œuvre est attachante, voire (terme qui m’avait beaucoup frappé dans la notice de dictionnaire précitée), envoûtante. Pour le résumer en un mot, depuis une vingtaine d’années Lewis a des groupies, qu’il considère d’un œil distant et goguenard, voire méprisant ou agressif lorsqu’il est sur le point de se sentir intimidé ou flatté. Aussi ai-je toujours veillé à ce qu’il n’apprenne pas la vérité sur mon compte : sous mon apparence d’auteur-sérieux-cérébral-expérimental-sophistiqué, je ne suis en fait que ce petit garçon qui aurait tant aimé être le premier de ses fans.

Cela seul suffit à expliquer l’ambition folle (ou plus exactement, hystérique) qui s’empara de moi lorsqu’à l’âge de 21 ans, l’idée me prit de lui proposer d’écrire un opéra avec moi. Je le contactai par le biais des éditions de l’Association, impressionné de ma propre audace.

Et — plus impressionnant encore — il me répondit. Avec sincérité et maladresse.

Cher Valentin Villenave,

c’est amusant que vous me proposiez d’écrire le livret d’un opéra, et en plus dans la direction que vous m’indiquiez. J’étais à Paris il y a 3 jours et, marchant dans la rue, je me disais que l’Opéra s’était coupé du public car il n’était plus actuel, il n’est plus écrit à notre époque, il est figé. Et je me disais donc qu’il faudrait que des mecs devraient aller au turbin pour faire quelque chose de moins prétentieux, de moins vieillot.

C’était le 13 juin 2005. Il y a presque dix ans.

Le jour le plus important de ma vie.

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La suite des évènements étant largement documentée sur ce [Site], je n’y reviendrai que brièvement : pendant près d’un an nous n’avons travaillé que par échange de messages électroniques, et ce n’est qu’en 2006 que je me suis vu contraint par la force des évènements (son prix au festival d’Angoulême) à lui téléphoner pour la première fois, la trouille au ventre — sentiment qui ne m’a pas quitté aujourd’hui à chaque fois que la circonstance se représente.

C’est donc au printemps 2006, à la faveur des vacances de Pâques, que je rendis ma première visite à Lewis Trondheim et sa famille, à Montpellier où nous devions formaliser notre projet à l’Opéra. J’y découvris son goût pour la gastronomie, les jeux vidéo (on aurait pu s’y attendre) et les petites chansonnettes accompagnées au ukulélé, d’une main gauche un peu pataude avec force barrés du pouce, et toujours, une mine compassée extrêmement comique. Et surtout, j’y fis la connaissance de sa femme Brigitte, d’une intelligence et d’une patience remarquables.

Pendant les presque trois ans qu’allait durer l’écriture de notre opéra, et plus particulièrement pendant le mois de janvier 2009 où se tinrent les répétitions (dont j’ai rendu compte ici même, j’eus plusieurs occasions de passer un moment en la compagnie de Lewis et de sa famille, pour un prétexte ou un autre, parfois simplement pour « traîner » ensemble, d’autres fois pour dîner (me trouvant un peu comme un vagabond dans cette ville étrangère, il n’est pas exclu que je leur aie inspiré quelque pitié à cette époque). Des moments paradisiaques pour moi, moins parce qu’ils me permettaient de fréquenter mon idole (je m’employais d’ailleurs à dissimuler tant bien que mal mon extase) que parce qu’ils rejoignaient mon obsession de parasite : partout où je vais, partout où je passe, ma seule envie, inavouée, est de me sentir « en famille ».

Avance rapide en 2014, huit ans plus tard — cinq ans après la création de Affaire étrangère. La vérité est que nous sommes un peu en froid depuis quelques années, Lewis et moi. Après notre opéra écrit en commun, nos deux projets suivants, pourtant d’ambition moindre, ont capoté misérablement — et peut-être plus essentiellement, j’ai perdu un par un tous mes espoirs de jeune homme, tout ce qui pouvait me donner une raison d’espérer quelque chose de ce monde ou de l’avenir. Peut-être suis-je devenu plus amer et cynique que Lewis Trondheim lui-même, l’humour (voire le talent) en moins.

La vérité, cependant, est que je vivais mal l’écart flagrant entre la renommée de Lewis et moi, et que nos relations étaient condamnées à rester indélébilement entachées du complexe d’infériorité que développe à l’égard de tous les « hommes-très-occupés ». Il m’avait toujours été difficile de me sentir redevable de sa mansuétude (je lui ai sorti ce terme une fois, il l’a très mal pris) et, ne communiquant plus avec lui qu’à distance (c’est là que nous retrouvons la rude épreuve que constitue toujours une conversation téléphonique avec Lewis), il me devint simplement impossible de ne pas prendre son ton sec et brusque pour de l’impatience ou de l’agacement : j’étais devenu indésirable.

Le clou final dans le cercueil de notre collaboration fut planté au terme d’un projet ridicule quoique rémunérateur auquel Lewis m’a convié à participer fin 2012, et dont je me suis promis de vous parler en détail sur ce [Site] sans jamais trouver le cœur de le faire ; pour résumer l’histoire (elle finit mal), Lewis en est venu à me reprocher de manquer de professionnalisme et j’ai trouvé l’accusation blessante et particulièrement déplacée. L’abcès crypto-œdipien ayant été crevé, nos contacts se sont fait épisodiques, environ une fois l’an (se réduisant même, comble de la morosité, à l’insipide rituel des vœux de bonne année par mail).

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C’est dans cet état d’esprit que je vis arriver l’année 2014 avec une frénésie irrépressible : sachant (souvenez-vous de la notice de dictionnaire) que Lewis Trondheim était né en 1964, son cinquantième anniversaire allait me fournir une occasion de tenter de briser la glace.

Dès les premiers jours de l’année (alors que je m’employais à fêter comme il se doit un autre anniversaire, celui de Gilles Esposito-Farèse), je commençai à rédiger quelques brouillons. Après quelques essais, je finis par rédiger un petit thème d’apparence innocente, similaire en tout points à ceux que j’invente par centaines lorsque j’accompagne un cours de danse.

Ce que je ne savais pas (car Wikipédia n’existait pas à l’époque où je parcourais les dictionnaires), c’est que Lewis Trondheim n’est pas né au début de l’année, mais plutôt vers la fin. Genre, en décembre (le onze, pour être exact). Commença donc une longue attente jusqu’à l’automne, que je mis à profit pour m’assurer du concours de mon collègue Alexandre Le Nagard (voir plus haut). S’il jugea étrange (j’ai tout lieu de le croire) que je lui demande anxieusement deux fois par mois s’il serait disposé, le moment venu, à m’enregistrer une petite pièce de ukulélé d’une durée de cinquante secondes, il n’en laissa rien paraître.

Et tout d’un coup, quelques jours à peine avant la date fatidique, Étienne Lécroart, de l’Oubapo, me convia à un dîner chez lui (mon fantasme du dîner en famille se réveilla de plus belle), en compagnie de quelques membres de son ouvroir... notamment Lewis Trondheim et son épouse !

J’acceptai avec empressement et m’y rendis le cœur battant (bravant même une grève des transports en parcourant plusieurs kilomètres à pied jusque chez lui, sous la pluie battante d’une nuit venteuse). Et tout d’un coup, Lewis était là, Lewis et ses blagues, Lewis et sa présence monumentalement drôle et monstrueusement envahissante, Lewis et ses jugements péremptoires, Lewis et ses silences délicieusement awkward. Lewis réprimandé par sa femme, Lewis beuglant plus qu’il ne chante, Lewis et ses innombrables projets, ses voyages à n’en plus finir, sa vie si manifestement passionnante d’homme-très-occupé. Lewis comme toujours. Comme nous nous étions vus l’avant-veille, après une partie de Tekken à Montpellier.

La soirée se passa à élaborer des plans pour travailler ensemble, non pas entre lui et moi, mais entre nos deux ouvroirs : l’Oubapo et l’Oumupo que j’ai fondé il y a près de quatre ans (encore un parallélisme). Tant de projets excitants, auxquels je n’osai croire — comme je l’ai déjà dit, j’ai aujourd’hui perdu mes espérances. Du reste, j’étais bien trop enivré par cette soirée, par ma double fierté d’être installé à table en compagnie d’auteurs que j’admirais et de la famille d’Étienne, par les jeux de mots vaseux et même pas drôles (donc hilarants) et par les beuglements pour me soucier d’un avenir hypothétique — que je m’emploierai néanmoins à faire advenir, même si je tremble, au cas où cela se passerait mal, de perdre tout contact avec l’Oubapo, y compris Étienne Lécroart pour qui j’ai le plus grand respect.

Telles furent mes pensées après le dîner, en accompagnant Lewis et sa femme dans le métro (il s’était débloqué — le métro), cependant que je me faisais violence pour descendre à ma station et ne pas rester encore un peu plus. La porte se ferma derrière moi et je poursuivis mon chemin dans la nuit, sans famille et sans avenir, mais — tout au plus — un peu réconcilié avec mon passé.

C’était il y a un mois et demi.

Depuis ? Pas grand chose.

Ah — si : hier, est apparue une carte de vœux dans ma boîte mail.

Signée Lewis Trondheim.

Bonne écoute !
Valentin.

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