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La meilleure cuisine

pour soprano et piano

lundi 9 novembre 2015, par Valentin.

Ces deux mélodies pour soprano lyrique et piano ont été écrites d’après le cycle La Bonne Cuisine de Leonard Bernstein.

  Sommaire  

Voici une partition que j’ai rédigée début novembre 2015, autant comme une facétie que comme une véritable expérience d’écriture. Elle a été présentée en public au Théâtre du Rond-Point le 5 novembre 2015 lors d’une soirée commune Oulipo/Oumupo, accompagnée avec un clavier électronique et chantée par moi-même. (Je n’étais pas mécontent de mon interprétation mais mes collègues me firent promettre de ne plus jamais recommencer.)

À toutes fins utiles, nous pouvons donc considérer que ces pièces n’ont pas été véritablement créées à ce jour.

La meilleure cuisine
Licence Art Libre © Valentin Villenave, 2015.

 Historique.

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L’Oulipo au Rond-Point
Depuis la fondation de l’Oumupo en 2011, nos grands frères de l’Oulipo (ou pères spirituels, voire grands-pères puisqu’ils nous devancent d’un bon demi-siècle) nous invitent de temps à autre à les rejoindre sur scène, nous laissant ainsi profiter de quelques miettes de leur notoriété — et nous contribuons en retour à ajouter dans leurs présentations une dimension expérimentale et ludique que l’on ne trouve plus guère chez beaucoup de leurs membres depuis une trentaine d’années.

C’est ainsi que, le 5 novembre 2015, nous avons été conviés (non sans l’avoir plus ou moins quémandé nous-même, ce qui n’est jamais une position enviable) à prendre part à l’une des soirées intitulées Les Cinq coups de l’Oulipo au Théâtre du Rond-Point.

Autant le dire : le théâtre du Rond-Point est, en lui-même, une institution méprisable. Situé sur les Champs-Élysées, ce théâtre semi-privé se goinfre de subventions publiques tout en pratiquant une politique tarifaire grossièrement outrageuse ; sous l’impulsion de son directeur Jean-Michel Ribes (autrefois homme de théâtre spirituel et digne d’estime), cette énorme machine est devenue l’organe de promotion du star-system parisianiste, d’une insupportable médiocrité culturelle drapée de snobisme puant, du microcosme auto-congratulatoire de la gauche-de-droite qui a remplacé toute réflexion intellectuelle dans les milieux légitimés. Surabondamment médiatisé, défenseur auto-proclamé (à grand cris) de toutes les causes humanitaires à la mode, misérablement conforté dans sa posture contestataire de pacotille par les anathèmes insanes de quelques grotesques groupuscules d’extrême-droite, le théâtre du Rond-Point n’en est pas moins l’emblème décomplexé du profond malaise des milieux artistiques dans notre société : caméras et paillettes pour les uns, intermittence, pauvreté, broiement administratif et relégation sociale pour tous les autres. (Quand j’y songe, il n’est finalement guère étonnant que le théâtre ait, plutôt que de s’équiper d’un piano, choisi d’acheter à prix d’or un grotesque Clavinova® quart-de-queue modèle grand luxe, avec trois pieds et un carénage de bois verni noir mais toujours le même plastique infâme posé sur de grossiers capteurs électroniques.)

Cette superficialité complaisante et abjecte, les soirées Oulipo au Rond-Point en sont malheureusement l’un des symptômes (quoique véniel) : au contraire des lectures mensuelles à la Bibliothèque nationale, ouvertes à tous, gratuites et dont l’enregistrement est ensuite publiquement accessible, le dispositif du Rond-Point est vendu (mensongèrement) comme un spectacle à part entière, à 30 euros la place. (Montant dont les interprètes ne verront qu’une infime partie ; cela me choquerait toutefois davantage s’il s’agissait là de véritables artistes de scène, plutôt que d’écrivains en situation de crypto-promotion de leurs ouvrages imprimés.) Au rythme de cinq jours dans la semaine et deux représentations chaque jour, les Oulipiens n’en peuvent mais ; il n’est donc guère surprenant qu’on ait besoin de bras — et en l’occurrence, des nôtres.

L’on pourra s’étonner, à juste titre, de ce que mes préventions idéologiques contre des lieux tels que le Théâtre du Rond-Point ne m’aient pas empêché d’accourir servilement pour aller faire le saltimbanque sur scène, à titre bénévole ou peu s’en faut. Je le referais avec autant d’empressement et d’aussi bon cœur si l’occasion devait se présenter à nouveau (et pour peu que mes écrits sincères et sans ambages restent aussi confidentiels que je le suppose) ; c’est qu’il faut, chaque jour, savoir de quel côté du manche l’on se trouve — et je n’en ai que trop conscience.

Ontologie du code-barre
Or donc, nous étions conviés à rejoindre les Oulipiens au Théâtre du Rond-Point — rejoindre est un bien grand mot, puisque sur scène les torchons oumupiens et les serviettes oulipiennes ne se mélangent pas mais se succèdent bien distinctement — et le thème de la soirée était : les arts de la table.

Avouons-le : je demeure, à ce jour, irrémédiablement étranger aux subtilités de la haute gastronomie. En matière de repas, les perspectives les plus réjouissantes pour moi restent la pizza ou le kebab, le poisson se présente dans mon assiette de préférence sous forme parallélépipédique et panée, et je dois lutter chaque semaine pour ne pas donner libre cours à ma passion pour la pomme de terre découpée/reconstituée en chips ou en frites. Quant aux liquides, ayant depuis vingt ans résolument tourné le dos à ma famille paternelle et aux vignobles du bordelais, je peux déclarer sans mentir (mais avec une certaine fierté) n’avoir jamais bu la moindre goutte de vin rouge ou blanc, bière ou je ne sais quel spiritueux. Du reste, la notion même qu’il existe des alcools « nobles » ou légitimés, et que la qualité de votre breuvage ou de votre alimentation soit indice de votre rang social, m’agace très fortement.

À ce dégoût s’en ajoute un autre : celui que m’inspire le système capitaliste en général, et le commerce en particulier. En effet, qu’est-ce qu’un commerçant, sinon quelqu’un dont l’intérêt est ontologiquement opposé au vôtre ? Qu’est-ce qu’une « marge » commerciale, sinon le fait de vendre un peu plus cher que nécessaire ? Certaines formes de commerce sont moins indispensables que d’autres : l’on peut s’efforcer d’aller le moins souvent possible chez le docteur ou le coiffeur — mais acheter de quoi se nourrir, impossible de s’y soustraire et il faut bien faire face à cette personne dont le gagne-pain dépend directement de l’allègement de votre porte-monnaie.

On peut certes arguer, en défense du commerce, de la qualité supérieure des produits, des services rendus, du contact ; et de fait, une clientèle conséquente se développe aujourd’hui autour de cette mythologie (dirait Barthes) de l’achat en tant qu’acte courageux et militant : je vais au restaurant parce que j’apprécie la « convivialité » et la « bonne cuisine » (parlons-en) ; je vais à la boucherie car je suis fier de soutenir le « petit commerce », je vais au marché car les « producteurs locaux », c’est très important ; je vais au magasin « bio » et j’achète ma nourriture au poids parce que cela aidera à « sauver la planète », et ainsi de suite.

Ces commerces, pour autant, ne sont pas accessibles au plus grand nombre (quelqu’arguments l’on puisse tenter de construire, quelques sincères puissent être les efforts d’une poignée d’acteurs authentiquement généreux) : il s’agit en fait d’une industrie du luxe. Et, partant, d’un espace de ségrégation sociale.

Prenons maintenant le contre-exemple parfait : le supermarché. Énorme machine anonyme, voire déshumanisée, les produits s’y entassent selon divers degrés de médiocrité : ils ont en commun d’être tous fabriqués en quantité industrielle, dans des usines lointaines et intangibles. Ici, nul commerçant : les seuls êtres humains (vigiles, hôtes de caisse, l’éventuel bonimenteur présentant misérablement l’opération promotionnelle du moment) que vous pourrez être amené(e) à croiser — et encore, dans bien des cas ce n’est même plus inévitable depuis l’apparition de caisses automatisée— ne sont pas des adversaires, mais des compagnons d’infortune, prisonniers tout comme vous de la grande roue dentée. Non que la pression commerciale soit absente (bien au contraire, elle est partout) ; mais elle vient de la machine elle-même (étalages, emballages, têtes de gondole et j’en passe), non d’un être humain se tenant devant vous.

Contrairement au restaurant, au marché ou au « petit commerce », ici chaque produit se résume à son code barre, quel que soit son prix ou son degré de légitimation. Et c’est ainsi que, malgré l’épouvantable horreur que constitue la fabrication industrielle des denrées (surtout alimentaires), malgré les incessantes machinations débilisantes concoctées par des jeanfoutres publicistes pour transformer la population en consommateurs machinaux et zombifiés, le supermarché m’apparaît comme un lieu de paix, de tranquillité, d’égalité. (C’est aussi, incidemment, le seul endroit où mes revenus me permettent de m’alimenter.) On peut l’ignorer (mais c’est alors méconnaître l’existence entière d’une large majorité de la population) ; on peut le regretter (mais je n’ai que faire des atermoiements s’ils ne conduisent à aucune modification systémique, politique et concrète) — ou bien l’on peut s’y résoudre en rêvant vaguement d’un lointain « Grand Soir » où tout ce qui merde à pleins tubes sera enfin mis à bas. Telle est ma position pour l’instant.

C’est pourquoi ma première contribution à cette soirée consacrée à « la table », fut de bricoler un dispositif permettant de convertir instantanément des codes barres (d’emballages alimentaires, par exemple) en partitions musicales ; cela ouvre quelques possibilités amusantes, voire intéressantes (il est possible d’appliquer l’algorithme sur diverses gammes, de faire des duos, de donner à entendre aussi bien les espaces blancs que les barres noires, etc.).

Où se trouve donc, me demanderez-vous, le rapport avec la présente partition ? J’y viens.

La Bonne Cuisine
Il m’importait également d’aborder de la musique savante, voire pourquoi pas, d’écrire une partition. Mais comment articuler cela autour du thème imposé ?

Certes, il n’est guère difficile de trouver dans le répertoire musical des œuvres faisant allusion à la nourriture, de l’Air du Champagne de Don Giovanni à la Revue de cuisine de Martinů en passant par la passion de Rossini pour la cuisine. Une de ces partitions, à laquelle je suis attaché depuis longtemps (la soprano macédonienne Maja Pavlovska, que j’accompagnais de temps à autre lorsque j’étais adolescent, me l’a fait découvrir il y a une bonne quinzaine d’années), est le cycle de mélodies La Bonne Cuisine de Bernstein.

Leonard Bernstein (1918-1990) était avant tout un très grand chef d’orchestre (inoubliable de par son physique de jeune premier hollywoodien et son humour jamais démenti) ; son activité de compositeur n’est connue que par l’énorme succès de la comédie musicale West Side Story, coécrite avec Stephen Sondheim auquel j’ai consacré un essai ici-même. Sans être un auteur majeur dans l’évolution des langages et des formes, il n’en reste pas moins un compositeur talentueux et intéressant, sans doute quelque peu méprisé par le public savant français pour certains aspects typiquement américains de son écriture : syncrétisme des musiques populaires et des langages post-ravéliens, gestes expressifs hollywoodiens, passages un brin superficiels et faciles, pas de rejet de principe des fonctions tonales... Encore faudrait-il, cependant, se garder de lire au premier degré des pages souvent sous-tendues d’ironie et d’esprit auto-parodique.

La Bonne Cuisine, donc, est un cycle de quatre mélodies pour soprano et piano écrit en 1947 (ou 1948, voire 49 selon les sources), dont le texte en français est tiré du livre de recettes La bonne cuisine française — tout ce qui a rapport à la table, publié en 1873 par Émile Dumont.

La mise en musique et l’harmonisation sont drôles et savoureuses, dans un langage que l’on pourrait qualifier de « tonal élargi » : des polarités affirmées, des accords identifiables avec souvent des intervalles ajoutés. Les fonctions tonales (dominante, cadence parfaite, enchaînements en quintes) sont toutefois quasiment absentes. Le chant est admirablement bien construit pour des lignes vocales naturelles et expressives (moyennant un rythme et une intonation souvent difficiles), même si la répartition des syllabes trahit le manque de familiarité de l’auteur avec la prosodie française : points culminants tombant sur des « e » muets, diérèses étranges, etc. (On trouve le même genre de défauts dans les Mélodies op. 36 de Prokofiev sur des poèmes russes de Konstantin Balmont, traduites en français par le compositeur lui-même, ou encore dans les rares mélodies en français de Liszt — par contre, les mélodies en français de Mozart sont d’une mise en musique irréprochable.)

À relire ce texte pour la première fois depuis plus de quinze ans, ce qui me frappe le plus aujourd’hui est, en fait, la rugosité de l’écriture : le piano est utilisé de façon très percussive, souvent dans des tessitures extrêmes, avec des juxtapositions harmoniques qui rendent l’usage de la pédale presqu’entièrement caduque — on est loin, très loin, de l’écriture de songbook à l’américaine, melliflue et étirée ; on est même moins proche de Poulenc que de Prokofiev, voire Schnittke.

Naturellement, la mise en musique de Bernstein ne figure pas dans le domaine public et il serait donc totalement irresponsable de ma part de vous inciter à vous procurer cette partition sur des sites douteux ou à en écouter des enregistrements illégalement diffusés sur d’obscures plateformes rien moins que crapuleuses. Soyons clairs : je vous déconseille de toutes mes forces de cliquer sur ces liens, que je ne fais figurer ici que pour mieux vous mettre en garde et vous en détourner. L’on ne dénoncera jamais assez haut l’écœurante immoralité qu’il y a à oser prendre connaissance gratuitement d’une œuvre, condamnant par là les pauvres auteurs à mourir de faim — et ne venez point m’objecter qu’en l’espèce, celui dont nous parlons a cessé d’avoir mal aux dents depuis un bon quart de siècle. Je vous en conjure : pas de mauvais esprit.

Je décidai donc de « réécrire » La Bonne Cuisine, sous un angle plus actuel et caustique : en remplaçant les charmantes et surprenantes recettes de haute gastronomie française, par la réalité de l’alimentation populaire à laquelle ont abouti deux siècles et demi de capitalisme industriel — j’entends par là, la restauration rapide exportée par l’Amérique du Nord.

Les sources
Trouver les ingrédients exacts et (à peu près) exhaustifs des produits de fast-food n’est guère difficile, encore que (nonobstant l’horripilant buzzword de « transparence » qui contamine la totalité du champ politique français, sans rime ni raison), notre territoire semble finalement peu propice à ce genre de déballages. C’est sur le site canadien d’une entreprise multinationale de la restauration rapide que l’on trouvera la liste la plus complète d’ingrédients.

En France, quelques lointains remous avaient été provoqués en 2010 à l’occasion d’une tribune postée par un internaute par ailleurs vaguement sympathisant d’idées assez répugnantes, et de fait, c’est souvent sur des sites de droite obscurantiste non-conceptualisée (improprement caractérisée, de temps à autre, comme « rouge-brun », ou « conspirationniste », ou « laïciste d’extrême-droite », ou « dieudonno-soralienne ») que l’on trouve des critiques, volontiers caricaturales, de cette nourriture censément venue d’Amérique (source, comme on le sait, de la décadence de la civilisation blanche). (C’est parfois sur ces mêmes sites immondes que l’on peut lire les anathèmes insanes à l’encontre du Théâtre du Rond-Point, que j’évoquais plus haut.)

Il existe plusieurs bases de données alimentaires, telles que la table Ciqual en France, ou Open Food Facts plus globalement. Cependant, c’est sur le site consoglobe.com, « le magazine de la consommation éthique et généreuse » (celle-là même que je critiquais à l’instant) que se trouvent plusieurs articles d’une qualité notable, en particulier ces deux comptes-rendus particulièrement pertinents pour mener à bien mon petit travail d’écriture. Enfin, j’ai eu recours au Codex Alimentarius pour trouver les dénominations officielles des nombreux additifs alimentaires utilisés ici.

Le jargon de la chimie est une arme à double tranchant : un exemple bien connu nous en est fourni par cet excellent appel à un moratoire sur le monoxyde de dihydrogène (en anglais) qui revient finalement à nous alerter sur les dangers de... l’eau pure. La quantité et la concentration des molécules est un autre facteur trop facile à ignorer : on assiste ainsi, de temps à autre, à des paniques morales autour de la présence d’alcool dans les sodas sucrés, ou d’autre ingrédients potentiellement cancérigènes. Ces dangers, effrayants parce qu’invisibles, nous détournent des préoccupations bien réelles telles que la quantité invraisemblable de sucre et de graisses.

... Ou encore, l’insoutenable parcours des animaux élevés et abattus pour fournir la viande — les bonnes âmes qui s’ébaubissent sur la « cruauté » des rites d’abattement dits « halal », ignorent béatement la violence et l’ignominie de « nos » abattoirs bon-chic-bon-genre réputés « civilisés ». (Cette construction culturelle et médiatique autour de la nourriture halal, opposant d’imaginaires barbaresques mahométanes aux gentils-blancs-doués-de-compassion, n’est que l’un des faux-semblants qui pourrissent, depuis une trentaine d’années, toute possibilité de débat sociétal rationnel — et le plus souvent aux dépends de la partie de notre population la plus fragilisée socioéconomiquement, à savoir les familles d’origine africaine ou nord-africaine.)

Si je devais me sentir une âme de militant (ce qui n’est pas vraiment le cas : militer requiert une certaine dose d’espoir), je m’engagerais contre les miroirs aux alouettes et les repoussoirs : tout comme le supermarché que nous évoquions précédemment, la restauration rapide est un épouvantail trop commode épouvantail qui permet à la « bonne société » de s’ériger à bon compte en modèle de vertu — et d’ignorer que c’est précisément notre propre modèle capitaliste (prétendument « civilisé ») qui réduit le citoyen à un consommateur, maintient le peuple dans l’ignorance, l’habitue à se nourrir machinalement d’aliments de mauvaise qualité, et lui donne pour tout horizon envisageable, pour toute raison d’être, de continuer à remplir ses caddies de produits industriels. (Cette critique du capitalisme industriel et de la société de consommation n’a, je m’empresse de le dire, rien de nouveau ni d’iconoclaste, même si les commentateurs des années 1970 n’ont sans doute pas pris la pleine mesure de la composante propagandiste et idéologique qui, entre marketing rampant et matraquage médiatique omniprésent, persiste à nous vendre à longueur de journée ce « nouvel esprit du capitalisme ».)

 Description

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Avertissement : comme toujours, les quelques indications qui suivent ne sont livrées qu’à titre de curiosité, et ne sont pas nécessaires à la compréhension de la partition !

Mélodie
La mélodie de ces pièces est entièrement fournie par La Bonne Cuisine de Leonard Bernstein ; mon premier travail fut de recopier toutes les hauteurs, à la suite, de ces quatre pièces écrites à la fin des années 1940. Pour ne pas me sentir trop influencé par l’œuvre d’origine (dont le souvenir restait assez net dans mon « inconscient mélodique » personnel, même en ne l’ayant lue qu’une seule fois à la fin du XXe siècle), je choisis d’inverser l’ordre des hauteurs, de la dernière note à la première, et de me débarrasser entièrement du rythme et du découpage des phrases. Seule exception : je recopiai les notes liées comme telles, m’obligeant de ce fait à les prolonger au-delà d’une ou plusieurs barres de mesure, et à tenir des valeurs longues sur certaines syllabes du texte de façon parfois inattendue (voir plus bas).

Ce type d’exercice permet de déterminer ce qui fait sens dans une partition, et conduit à découvrir — même sans rythme et en sens rétrograde — des particularités significatives et intéressantes. Les points culminants restent tout à fait perceptibles, ainsi que les boucles (la fameuse boucle de trois notes du « Plum Pudding » dans le texte de Bernstein est ici quasiment inchangée) ; de même, les suites de notes répétées (dans « Civet à toute vitesse » : « coupée en morceaux », « un peu de sel et de poivre », « un litre et demi de vin ») invitent à accélérer le débit sur une voix monocorde et rythmée, façon mitraillette.

Enfin, un trait marquant et — pour moi du moins — tout à fait inattendu, se trouve dans les progressions harmoniques dictées par la mélodie. Alors que j’avais fait le vœu d’oublier entièrement l’accompagnement de l’œuvre d’origine, et que je m’employais à réharmoniser le tout en m’appuyant uniquement sur les quelques notes monodiques que j’avais sous les yeux, je remarquai avec surprise que, trois ou quatre fois par page, j’avais tendance à imaginer des enchaînements d’accords plagaux (en quinte descendante, soit l’inverse des enchaînements tonaux habituels en quinte montante). Je n’aurais jamais soupçonné que la mélodie puisse être à ce point imbriquée dans la progression harmonique, et que tenter de s’éloigner des enchaînements les plus évidents (même lorsqu’ils se présentent à l’envers, comme ici), demande un véritable effort.

Texte
Ayant réuni toutes les notes du corpus de départ, j’utilisai un compteur automatique pour déterminer combien de syllabes seraient nécessaires pour la voix chantée : le total était d’environ 500, la première et la dernière pièce (c’est-à-dire, la dernière et la première, je ne sais pas si vous me suivez) étant les plus longues. Il m’apparut rapidement que le plus sage serait de les regrouper deux par deux : rien que la liste des ingrédients d’un sandwich-hamburger excédait, en nombre de syllabes, la longueur dont je disposais. Autre choix que je dus faire à regret : renoncer à terminer par une coda constituée uniquement de « E380, E244, E186 » etc., comme je l’aurais probablement fait si j’avais écrit la partition moi-même et sans contraintes. Il fallait donc se limiter aux dénominations extensives — d’où l’utilité du Codex Alimentarius. Avec la place économisée, je pus détendre un peu plus la prosodie (surtout dans la deuxième pièce), et inclure quelques allusions à certaines conséquences concrètes du mode de production et de distribution industrielle de ces aliments.

D’une analyse compositionnelle (je parle ici de la composition des aliments, non de l’écriture musicale) à une véritable recette, il y a un pas important dont je suis conscient d’ignorer à peu près tout. Je me contentai, pour faire illusion, d’ajouter quelques verbes à l’impératif : « ajoutez », « étalez », « faites cuire » etc. — ma seule référence en la matière, l’inénarrable Je sais cuisiner de la sombre Ginette Mathiot, n’étant pas particulièrement imaginative en la matière. (L’on y trouve toutefois une saisissante évocation de « notre » glorieuse Troisième République bourgeoise, colonialiste et phallocrate, temps glorieux où les domestiques étaient dressés à la baguette et où les femmes savaient rester à leur place. Merci Ginette.)

Ces petits mots de liaison constituaient, avec l’ordre de présentation des ingrédients, deux variables d’ajustement pour rendre le texte agréable à chanter, autant que possible : la chose la plus précieuse au monde est, bien sûr, la voyelle « A ». Elle permet d’ouvrir la bouche, de déployer sa voix, de chanter des aigus ou des graves, bref, de faire ce que l’on veut. La majeure partie de mon travail consista donc ici à repérer les A (ou apparentés : « ô », « an », « è ») et à les faire coïncider avec les endroits stratégiques de la ligne mélodique. Ce travail me fournit des points d’appui, et partant, du rythme.

De même, le choix de mettre en musique ou d’ignorer les « e » muets me permet de cibler plus finement quels passages peuvent s’installer sur quelles notes : c’est ainsi que, dans « acide lactique, sorbique, citrique », j’escamote discrètement le dernier « e » muet pour pouvoir profiter ensuite du do aigu sur la première syllabe du mot « nappé ». Comme je l’ai déjà montré, le fait de ne disposer que d’un stock a priori limité de notes oblige à établir une sorte de « politique économique » des hauteurs, à ménager ses effets et à rester le plus concis possible — l’exact inverse, en somme, de ce à quoi je me livre sur mon [Site]...

Il n’en reste pas moins — et c’est là tout l’intérêt — que la structure de la ligne mélodique plaque sur le texte un sens inattendu : si dans certains cas j’ai pu me débrouiller pour que l’un et l’autre coïncident (« une grande rasade »), bien souvent un mot ou une syllabe se retrouve chargée d’une intensité dramatique surprenante : tel est le cas ici du « jus de citron », de la « gomme xanthane », ou de (du ? de la ?) « Neroli ».

Accompagnement
L’élaboration des paroles et leur adéquation avec la mélodie m’ayant demandé une demi-journée de travail, je consacrai le reste de la journée à rédiger l’accompagnement, tout d’abord sous une forme grossière : je me contentai de placer des accords (chiffrés de façon « jazz ») sur la mélodie, en sachant que je serais peut-être amené à m’accompagner moi-même et qu’il me serait toujours possible (quoique peu ragoûtant), au pire, d’improviser une vague bouillasse à base de succession d’accords répétés sur un rythme élémentaire. (Ces chiffrages d’accords se trouvent encore dans le code source de la partition, même s’ils n’apparaissent pas dans le résultat imprimé.)

Il ne s’agissait pas seulement de paresse, mais aussi d’un parti pris esthétique : nonobstant mon choix de réharmoniser entièrement la ligne mélodique, je voulais faire allusion au langage « tonal élargi » de la première moitié du XXe siècle (celui d’un Ravel ou d’un Poulenc ; l’écriture de Bernstein, nous l’avons vu, présente en fait quelques spécificités plus rugueuses). De même pour le rythme en double croches répétées de l’accompagnement au piano, sur lequel nous reviendrons dans un instant.

À la paresse s’ajoutait une part de terreur : rédiger une « vraie » partition me ramène toujours à l’éternelle question — handicapante s’il en est — de la valeur et de l’originalité de ce que j’écris. La meilleure réponse que j’aie pu y trouver (la seule, peut-être) est d’aborder l’écriture comme un jeu d’esprit, un problème à résoudre plutôt que l’expression de je ne sais quelle liberté créatrice dévoilant un hypothétique Moi profond. Ayant commencé à improviser, à l’écrit, un motif à base de quintes justes parallèles, je me surpris à continuer à n’écrire qu’en quintes et à m’interdire tout autre intervalle — même dans les cas épineux où l’intervalle de quinte juste était absolument incompatible avec le schéma harmonique que j’avais préalablement établi.

Certains accords, tels que l’accord de septième majeure (<do mi sol si>) ou l’accord mineur de septième (<>) peuvent magnifiquement s’orthographier comme une superposition de quintes justes (respectivement <do sol'> <mi si'> ou <do sol'> <mib sib'>) ; mais comment suggérer des accords de triton (<do re fad>), de quinte augmentée (<do mi sold>), de septième diminuée (<do mib fad la>) etc., uniquement avec des quintes ? Les stratégies sont limitées : substitution, évitement, côtoiement, succession. La substitution consiste à « suggérer » l’accord souhaité en faisant entendre un autre accord ; l’évitement consiste à préparer une progression logique et naturelle de façon à ce que l’oreille reconstitue d’elle-même les informations manquantes (par exemple en jouant do ré misol la si do pour suggérer la note fa) ; le côtoiement consiste à taper juste à côté en comptant, là encore, sur l’oreille de l’auditeur pour comprendre vers quoi devrait tendre la note ; et la succession consiste, lorsqu’on le peut, à jouer la bonne note mais noyée dans un flot d’autres notes qui permettent de respecter la contrainte. Par exemple pour rendre <do mib fad la>, dans notre cas où seules les quintes justes sont autorisées, l’on fera quelque chose comme <do sol'> <mib sib'> <re la'> <fad dod'>, en espérant que l’auditeur distinguera, fût-ce inconsciemment, l’harmonie d’ensemble.

Il s’ensuit une nécessité de faire entendre beaucoup de notes à un débit rapide ; d’où l’utilité des formules de piano en double-croches immuables, procédé un peu facile que j’avais par exemple utilisé dans mon Okapie il y a presque quatre ans, en hommage revendiqué à l’écriture de Francis Poulenc. Ici toutefois, les doubles croches sont phrasées de diverses façons et avec parfois quelque finesse, un peu comme la partie de piano du magnifique « Zögernd leise » D.920 de Franz Schubert, que j’ai eu l’occasion d’accompagner dans mon enfance.

Le deuxième morceau se présente comme une valse, avec une formule d’accompagnement là encore fondée sur des quintes justes, mais autorisant les renversements et les tierces : pour le dire plus simplement, la main droite ne doit jouer que des accords parfaits, dont la fondamentale est une autre note que celle donnée par la main gauche (par exemple si la main gauche est do, la main droite ne peut pas donner <do mi sol>). Cette écriture est très exactement celle des célèbres Gymnopédies d’Érik Satie, à une contrainte supplémentaire près : je m’interdis ici de faire entendre deux fois de suite le même accord, et si la basse revient sur une note précédemment entendue il faut que l’accord soit différent (là où l’écriture de Satie repose au contraire sur la répétition et la circularité).

Là encore, de nombreux accords sont de fait interdits (alors que j’étais plutôt content de mon schéma harmonique préalable). Comme dans la pièce précédente, le plus difficile est de sortir des deux accords qui marchent facilement, à savoir celui de sixte et de septième (do <la' do mi> et do <mi' sol si>). Dans le cas présent toutefois, les pianistes de jazz m’ouvrent une voie toute tracée avec leurs dispositions dites « en triades » (parce qu’apparemment parler d’accord parfait c’est ringard) : plutôt que <do mi sol sib>, jouer do <solb' sib reb> (de façon à faire entendre le sib, ou do <mi' sold si> pour donner à entendre le mi). Enfin, cette superposition d’un accord parfait sur une basse souvent entièrement étrangère donne un effet de bitonalité qui n’est pas sans évoquer l’écriture de Maurice Ravel, chez qui le langage tonal — finalement assez classique et moins sophistiqué que les enchaînements présents chez Fauré ou même Brahms — est volontiers « truqué » par des artifices et surcouches harmoniques.

Naissance du « contrairechant » ?
Moins anodine qu’il n’y paraît, cette expérience m’a conduit à travailler à l’envers de la démarche habituelle, dans laquelle l’on part d’un texte existant et l’on s’emploie à le mettre en musique de la façon la plus finement taillée sur-mesure ; elle m’enseigne qu’une ligne mélodique n’a pas rigoureusement besoin d’être en parfaite adéquation avec le texte, pour faire sens et pour se prêter à être chantée de façon naturelle et expressive.

C’est une préoccupation que l’on peut croiser, par exemple, dans le cas de chansons traduites d’une langue vers une autre ; lorsque le roi singe de Walt Disney chante en français « je voudrais devenir un homme », les syllabes accentuées sont absolument aux antipodes du phrasé naturel de la langue française ; et pourtant, des dizaines de milliers d’enfants ont répété cette chanson à qui mieux mieux depuis des décennies — à tel point que l’on peut se demander si ces aspérités langagières ne favorisent pas, au final, l’expressivité de la chanson et sa propension à être mémorisée.

Comble de l’ironie, une mélodie « mal fichue » parce que traduite ou, comme dans mon cas, retournée et plaquée sur d’autres paroles, finit par être aussi bien, voire mieux mise en musique... que la partition originale d’un auteur non-francophone comme Leonard Bernstein. (Je parle ici évidemment de correspondance entre le dessin mélodique/rythmique et les paroles, non de qualité intrinsèque du discours musical.)

L’expérience semble donc extrêmement intéressante, et demanderait à être poussée plus loin, en partant d’autres textes-souche et avec d’autres paroles semi-aléatoires.

Reste à trouver un nom à cet exercice oumupien. « Contrechant » est déjà pris et c’est bien dommage... On pourrait imaginer quelque chose comme « contrairechant », par exemple ?

...

D’accord, d’accord, je vais continuer à chercher.

Valentin.

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