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Amateurs !

bande de Moldus !

jeudi 1er novembre 2007, par Valentin.

Encore un article volontairement polémique. Le débat est ouvert, je serais ravi que nous puissions confronter avis et témoignages sur la pratique musicale amateur telle que mes élèves adultes peuvent la connaître.

  Amateurs

Ce mot, en lui-même, est déjà sujet à débat. À partir de quand est-on amateur ? Est-ce une question d’âge ? De compétence ? De rémunération ?

C’est au conservatoire, je crois, que j’ai découvert le terme d’amateurisme. À cette époque, je devais avoir une dizaine d’années et je commençais le piano. Tout semblait clair alors : il y avait d’un côté les Professionnels et de l’autre les Amateurs.

  • Soit l’on avait beaucoup de temps, de talent et de courage (et un peu de chance aussi), et l’on rejoignait les premiers...
  • Soit l’on manquait de l’une ou de l’autre chose et l’on se dirigeait vers la multitude constituée par les seconds.

Du reste, le petit relent de mépris traditionnellement associé à cette notion d’amateurisme semble aller dans ce sens : dans un monde où se retrouve à tous les niveaux et dans tous les milieux le culte de la performance, l’amateur n’est plus celui qui aime, mais celui qui se définit par sa médiocrité même. Et surtout qui, non content d’être médiocre, ose s’en satisfaire et ne pas aspirer à progresser : « Vous savez, je ne suis qu’un amateur » équivaudrait à « Ne m’en demandez pas trop : je ne progresserai pas et je m’y suis fait. »

Il y a, dans l’amateurisme tel qu’on l’entend désormais, quelque chose qui relève du ridicule : quoi de plus ridicule que quelqu’un qui semble ignorer sa propre médiocrité ?

Bref, tout semblait clair alors.

Et puis me voilà pianiste.

Professionnel, dirait-on.

 L’autre côté du miroir

Plus je découvre ce métier, et ce milieu, plus l’inanité (voire, ce qui est plus dangereux, la malhonnêteté) de cette vision, de cette séparation arbitraire, m’apparaît.

Je découvre un système bien plus pernicieux, qui ne me fait vraiment plus rêver. La frontière n’est pas simplement ténue entre le Professionnel et l’Amateur : elle est factice. Ce n’est rien de plus qu’ un conte, entretenu au profit d’intérêts politiques, industriels, financiers.

Ce que l’on cherche par là à dissimuler, tout en l’entretenant soigneusement, c’est tout simplement l’insondable médiocrité des uns comme des autres.

Le terme de professionnel, dans tous les milieux artistiques, est un label bien pratique. Il permet de vendre à peu près n’importe quoi à n’importe qui.

 Machine à illusions

On vous dit : « Untel est pianiste professionnel » ; vous entendrez « Untel joue sûrement très bien du piano, puisqu’il en vit ». Mais pas « Untel vit en dessous du seuil de pauvreté avec ses trois enfants et son absence totale de couverture sociale ». Ni, dans un autre genre, « Untel joue comme un porc, mais depuis qu’il s’est débrouillé pour grenouiller dans la même paroisse que la belle-soeur du directeur artistique de Vivendi, ça va très bien pour lui ».

J’espère que mon attitude ne choquera personne. Je ne prétends pas nier qu’il existe de grands, très grands artistes. Je prétends simplement que leur appliquer le qualificatif de « Professionnels » revient à peu près à vendre dans un même rayon de supermarché des tranches de cochon industriel fatiguées et pâlies, à côté de quartiers de Jambon artisanal au torchon, avec en tout et pour tout un seul et même emballage portant l’étiquette : « Comestible ».

En fait, à partir d’un certain point les choses en viennent même à s’inverser. C’est là tout le paradoxe, effrayant, de ce terme de professionnel : en fait, le vrai mépris n’est pas tant tourné envers les amateurs... qu’envers les professionnels eux-même !

 Sales -timbanques !

Je m’explique.

Nous en sommes donc arrivés à la conclusion qu’il existait d’un côté les Professionnels, et de l’autre les Amateurs. On se retrouve avec deux tas sur l’étalage, l’un dont on se désintéresse (les Amateurs), et l’autre que l’on a le droit (le devoir dans certains cas) d’admirer.

Et de fait on les admire, ces Professionnels, on les porte aux nues, on achète leurs disque ça et là.

Oui, certes.

Mais au bout du compte, l’artiste professionnel ainsi défini reste une bête bizarre et exotique.

Quelqu’un de différent de nous autres.

Il est pas comme nous : lui, il est professionnel.

On n’est finalement pas si éloigné que cela de l’insubmersible cliché du saltimbanque. À plus forte raison lorsque quelqu’un d’un peu puissant, éditeur, label de disques, ou autre épicier, se rend compte que l’artiste peut lui être extrêmement utile, financièrement et politiquement, moyennant une tutelle idoine.

Une fois dans la machine, l’artiste professionnel se pare d’un touche de glamour qui permet de mieux le vendre. Il devient star, et le public ne le verra plus qu’au travers de ce voile de rêve qui flottera autour de lui tant que la mode durera.

 Un mythe délavé

Mais ce n’est pas de la star que je veux parler. C’est de l’artiste que vous ne voyez pas sur les couvertures des magazines, c’est de l’ami de votre beau-frère qui est musicien, que vous avez croisé à quelques reprises, c’est de ce lointain cousin que vous connaissez à peine et qui est « dans la peinture » (même si vous ne savez pas trop ce que cela recouvre)...

Pour lui, faute de rêve en papier glacé, on aura un regard mi-émerveillé mi-condescendant, au même titre (dans le meilleur des cas) que pour, par exemple, un sportif : oui bon, il court vite, c’est bien. (D’ailleurs les artistes eux-même, du fait du culte de la performance dont je parlais plus haut, assument avec fierté cette comparaison.)

Mais tout le monde vous le dira —tout le monde me le dit — : « je veux que mes enfants apprennent à jouer très bien du piano. Mais je ne veux pas qu’ils soient professionnels ; je préfère qu’ils fassent un vrai métier... »

 Machine à illusions... (bis)

Certains auront tôt fait de repérer l’astuce. Et le filon.

Ainsi fleurissent de nouvelles disciplines. Je vois, ici et là, des « Cours de Piano Amateur ».

Ah.

Des classes de « Piano Variété ».

Bien.

Ou encore des « Cours de Piano Adultes ». (mon préféré. On dirait un sex-shop pianistique...)

Comme si le piano n’était pas un seul et unique instrument, avec une seule et unique technique, mais toute une multitude d’instruments : de même que l’on va faire de la Flûte à bec parce que c’est moins cher et (prétendument) moins difficile que la Flûte traversière, faisons du « Piano Variété » plutôt que de faire du « Piano » !

Comme je vous le disais : aujourd’hui, l’amateur est appelé à se définir par sa propre médiocrité. Le professionnel, lui, subit le processus inverse : son statut de professionnel lui assure une manière d’aura, mais il devient de ce fait un être étrange et, somme toute, peu recommandable.

 Chacun dans sa case

Cette manière de ranger les musiciens dans des cases nettement déparées, cette espèce de mise à l’écart, de Unheimlichkeit associée artificiellement et plus ou moins délibérément à l’artiste professionnel n’est pas sans m’évoquer le processus analogue dont font l’objet les intellectuels auprès du grand public. Au pire des cas on les rejette comme parasites ou imposteurs (et l’on a parfois bien raison, au demeurant) ; au mieux ils font l’objet d’un succès d’estime sans le moindre fondement et en toute ignorance — ce qui est plus pernicieux, et facilite d’autant les impostures précitées.

Je serais tenté, de par ma culture politique, d’y voir le résultat d’une forme de propagande larvée visant, en discréditant les penseurs et les artistes, à maintenir le peuple dans sa pauvreté culturelle et son absence de libre-arbitre.

Cependant, même s’il est indéniable que cette machine fait assurément le profit des puissants, je ne peux pas croire que le public ne soit pas à même d’organiser lui-même sa pauvreté et sa servitude, à travers ses aspirations et son mode de consommation culturelle. Après tout, nous sommes en démocratie...


Et le pianiste amateur, dans tout ça ?

Oh, lui, il peut toujours jouer du Clavinova dans son salon. Puisqu’il n’est pas Professionnel, ça ne regarde que lui.

Sans oublier que pour se consoler de n’être pas pianiste professionnel, il peut toujours se dire qu’il est libre ; libre d’acheter des disques Vivendi, par exemple.

Il en a les moyens : il a un vrai métier, lui...

Valentin

Messages

  • Pour s’en convaincre il suffit d’écouter la qualité des solos de guitares dans les productions « professionnelles » et les comparés avec ceux de productions amateurs telles que l’on peux trouver sur jamendo.fr

    • Absolument.

      Pour ceux qui ne le sauraient pas, je signale au passage que Jamendo est un site qui regroupe des groupes, des chanteurs et des musiciens, qui ont fait le choix de diffuser leur musique sous des licences libres. J’y consacrerai un article un de ces jours.

      En d’autre termes, vous êtes invités à écouter, télécharger, diffuser leurs albums gratuitement et librement. Je vous retrouverai avec joie, par exemple, sur la page de Jérémie Petit, que j’accompagne de temps à autres (petite pub au passage)...

  • Votre article est très intéressant.

    Si je peux me permettre, à propos des causes de cette séparation factice entre le professionnel et l’amateur, et plus encore à propos de la considération que l’on porte en générale aux artistes, je vous conseillerais de lire La République de Platon. Le livre X et le livre II également, sont autant de réquisitoires plein de morgue envers les artistes de la part de Socrate.

    Pourtant, Platon prend soin sauvegarder l’aura en quelque sorte du musicien parce qu’il estimait grandement la musique pour ses vertus spirituelles, médicinales et scientifiques. Cependant, Platon n’aimait pas n’importe quelle musique : il ne jurait que par la musique diatonique. Curieux destin que ce genre diatonique n’est-ce pas ? Exit les genres chromatiques et enharmoniques, jugés efféminés et dégradants.

    Mais voilà, le néo platonisme et le temps ont fait leur œuvre. Aujourd’hui, un artiste sera toujours suspect de quelque chose mais on ne sait pas très bien de quoi. Les musiciens n’échappent pas à cette suspicion d’origine socrato-platonicienne.

    Nous ne mesurons pas à quel point nos vies sont dirigées, canalisées, enfermées, oblitérées par Platon. Or le projet platonicien ne correspond en rien à notre vision romantique de la république ou bien de la démocratie. Platon ne veut pas d’une culture qui élève le peuple, mais d’une culture qui sert le détenteur du pouvoir quelqu’il soit. D’où le statut ambigu de l’artiste auquel on permet une liberté sous contrôle et à condition qu’il évolue dans les limites qu’on lui fixe.

    Par exemple, Platon-Socrate décrète que l’artiste est inutile à la société. Les artisans sont bien plus utiles, sans parler des philosophes qui éduquent les nobles. En fait, tous les problèmes que rencontrent les artistes actuellement, trouvent leur source dans le problème qui taraudait Platon. C’est-à-dire qu’il voyait dans l’éducation artistique des nobles grecs, une menace pour l’éducation philosophique et la survie de la philosophie en générale. Alors, pour défendre son bifsteak, il n’a rien trouver de mieux que de s’en prendre à ces méchants artistes qui risquaient de lui enlever le pain de sa bouche en éloignant les nobles de son Académie.

    L’artiste doit être utile, à une maison de disques, à un producteur, à un programmateur, à un manager, à un agent, au ministère de la culture, etc. Son activité artistique doit se justifier sinon il encourt la suspicion. J’emploie le terme de suspicion mais il s’agit de ce fameux mélange d’admiration et de condescendance. Pourquoi ? Parce qu’à l’origine le poète parle aux Dieux. L’artiste côtoie l’irrationnel, le surhumain, le divin. Cela, Platon l’a combattu de toutes ses forces, en hésitant pas à faire appel à la morgue de Socrate le cas échéant. Il nous en reste cette attitude incertaine face à l’artiste. Doit-on le considérer comme un être supérieur ? Oui dans la mesure où il s’exprime différemment des autres, dans la mesure où il accède à un niveau supérieur de communication. Non dans la mesure où il n’apporte rien à la société, dans la mesure où il vit aux dépens de la société qui veut bien lui faire une place, mais juste ce qu’il faut.

    Je vous renvoie à la revue de Bernard Lafargue qui me paraît très intéressante à propos de la place de l’artiste dans la société : http://pagesperso-orange.fr/marincazaou/esthetique/fig7/avantproposfig7.html

    http://pagesperso-orange.fr/marincazaou/esthetique/fig14/FigArts14.html

    Voir en ligne : Figures de l’Art

  • Je suis profondément d’accord avec vous, d’autant plus que je suis moi-même amateur (guitariste). L’autre jour, j’ai entendu à la radio un politique « professionnel » qui disait que la politique était affaire de professionnels et qu’eux seuls savaient ce qu’il faut faire aux bons moments. Moi, je suis désolé, je préfèrerais habiter dans un pays gouverné par des amateurs qui laissent leur place et qui sont conscients de leurs limites, qui font leurs courses dans les mêmes supermarchés que nous, qui n’ont pas besoin d’une escorte de centaines de superflics à chacun de leur déplacement... Finalement, ces pays sont plus démocratiques. Quel rapport avec la musique ? Voyons, cherchez, vous trouverez !

  • Salut Valentin, ça fait un bail. BOn le droit c’est passionant et la galère à la fois. C’est fou ce qu’on mûrit quand on est à la Fac. J’ai un tas de trucs à te raconter, à commencer par j’ai perdu ton adresse mail. j’arrive plus à me connecter sur msn, jai donc créé une adresse gmail , jte la file au passage : [zzzzz] J’éspère que tout ce passe pour le mieux de ton côté. Cet hiver je vais à Moscou, puis à Saint-Petersbourg, le voyage est prévu pour le 20 Décembre. J’ai croisé Eloïse dans le RER. Est-ce qu’elle t’a passé le bonjour de ma part ? J’ai encore un million et demi de choses à te raconter mais je sens mes forces m’abandonner. Passes une bonne soirée. Bien à toi, Jeanne. PS : Excuses-moi pour les fautes d’orthographes, shame on me !

  • Bonjour Valentin,

    Tu vois tout arrive ! même plusieurs années après, tu as encore des réactions à tes humeurs.

    Evidemment, nous avons les professionnels et les amateurs. Je fais partie de la 2e « caste » ! (et j’ai le malheur de jouer du basson, que tu n’as pas voulu inclure dans ton opéra). Mais, comme tu l’as dit aussi, l’amateur, c’est celui qui aime. Et j’aime mon basson. Alors que le professionnel pourrait être assimilé à « profession » vers laquelle on va, tous les matins, pour faire bouillir la marmite !

    J’ai la chance d’avoir quelques années de musique derrière moi (je suis retraité) et j’ai rencontré plusieurs professionnels qui m’ont conforté dans mon goût de la musique et surtout de sa pratique. Plusieurs de ces professionnels ont de grandes difficultés financières et continuent malgré tout leur vie de misère. Un de mes profs m’a dit un jour : « j’ai deux heures de plus au conservatoire de ... » Maintenant je comprends ce qu’il voulait dire ! (un peu plus de pâtes et un peu moins de patates !) :-)

    Je connais même des amateurs qui se font payer ! et reçoivent des cachets lorsqu’ils se « produisent ».

    Tout ça pour dire que la musique est quelque chose qu’on peut difficilement expliquer à un non musicien. On suscite un petit sentiment d’admiration et, en même temps, un peu de dédain comme pour dire « il n’a rien de mieux à faire ? » Pour ma part, j’en ai pris mon parti et je vais régulièrement à mes répet’s en faisant fi de ce qu’on pense de moi : j’ai mon basson et la santé !!! Quelle chance !

    Allez, j’arrête là mon baratin. Je te souhaite un bel avenir et beaucoup d’élèves. Et aussi un futur dans un total épanouissement.

    Voir en ligne : Amateurs !

    • Bonsoir Jean-Jacques,

      J’ai écrit ce billet il y a longtemps mais plus j’avance et mieux je connais les différents milieux où se pratique la musique, plus cette division arbitraire « professionnels/amateurs » m’insupporte et m’inquiète. Que des gens connaissent plus ou moins bien la musique (ou tout autre art), c’est certain ; que cela suffise à fonder une dichotomie *sociale* (et idéologique), je le conteste absolument. Cela revient à enfermer les uns MAIS AUSSI LES AUTRES dans des cases figées, et c’est méprisant non seulement pour les « amateurs » mais _aussi_ et surtout pour les « professionnels » — la réflexion « il n’a rien de mieux à faire » en est un exemple frappant ! C’est, en dernière analyse, un excellent moyen pour désamorcer le pouvoir subversif de n’importe quel artiste, interprète ou auteur, qui ne peut pas parler « politique » et s’attendre à être pris au sérieux — ce ne sera jamais, au fond, qu’un saltimbanque.

      Pour en revenir à des sujets plus légers, il est vrai que j’ai assez peu écrit pour anches doubles. S’il n’y a pas de partie de basson dans mon premier opéra, il y en a cependant dans mes deux projets d’opéras suivants, qui ont brillamment capoté l’un après l’autre. Il y a également deux bassons dans la symphonie que je suis en train de rédiger (publication prévue pour dans un an avec un peu de chance).

      Bon basson, et au plaisir !

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