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10 - L’Opéra en archipel.

jeudi 29 janvier 2009, par Valentin.

Mercredi 29 janvier 2009. Au moment où je commence à écrire ce billet (1h10 du matin), rentrent dans la chambre voisine un groupe de fêtards (deux filles et un gars, à vue de nez) essoufflés et bourrés. Ce petit hôtel est fort agréable et tranquille, mais ne brille certes pas par la qualité de son isolation phonique (phrases glanées pendant que j’écris : (bruits de pas dans l’escalier, respiration essoufflée) « T’aurais pas une cigarette/Ah putain, je vais mourir/Non mais faut vomir, faut vomir après ça ira mieux/C’est juste une mini-gastro/À genoux, mets-toi à genoux/Non mais mets tes doigts, et garde-les, garde-les »)... Ah tiens. 1h16, et ils ont enfin pensé à fermer la porte.

Mmmh. De quoi voulais-je vous parler aujourd’hui ? Ah oui.

C’est fou ce qu’on rencontre de gens différents dans un opéra. Ici à Montpellier, des opéras, il y en a deux. Un gros machin moderne pompeusement baptisé « le Corum », légèrement excentré (le Corum est toujours difficile à atteindre, comme chacun sait), et qui évoque furieusement l’immeuble de Radio France à Paris. Et un truc plus traditionnel et plus petit, en plein centre, baptisé (non moins pompeusement) Opéra Comédie, édifié au XIXe siècle par un architecte fan de l’Opéra Garnier à Paris — à cette époque cela se remarquait moins quand vous aviez des goûts de chiotte.

Si l’on laisse le regard s’attarder sur les peintures, statues, moulures et autres fanfreluches rococo, il y a de quoi partir en courant. Mais l’Opéra Comédie, c’est avant tout une très jolie salle dite « à l’italienne », un peu délabrée si l’on y regarde de trop près. Sous la scène, sous la salle, se trouvent des charpentes, des voutes absolument extraordinaires ; au-dessus de la scène, des escaliers en bois, des échelles, des poulies et mécanismes à perte de vue.

Un peu partout autour de cette salle, des bureaux, des ateliers, des vestiaires, des coins cuisine, le tout dans un dédale d’escaliers et de couloirs aux planchers vermoulus, bourré de culs-de-sacs et de passages secrets. J’ai mis au bas mot dix jours à ne plus me perdre, et maintenant que j’ose m’aventurer un tout petit peu je vais de découverte en découverte. Hier (m’étant levé fort tôt dans les conditions que l’on sait), je suis arrivé à 8 heures du matin et j’en ai profité pour aller explorer tout ça d’un peu plus près...

J’ai déjà mentionné ici l’équipe en charge de la documentation, du jeune public, des actions culturelles et pédagogiques ; il faut y ajouter le standard et la billetterie, ainsi que tous les employés chargés de la sécurité incendie (il y a un mois, l’accueil s’appelait la « loge » ; maintenant ça s’appelle le « PC sécurité » et c’est pris en charge par une entreprise extérieure, l’air du temps sans doute).

Je passe le plus rapidement possible sur l’administration, ses bureaux très conventionnels du premier étage et son bataillon de secrétaires. Si vous aimez la langue de bois bureaucratique, libre à vous. Deux étages plus haut se trouve la gestion du personnel, la comptabilité ; mais si vous suivez le couloir, vous tomberez sur des vestiaires, et sur...

L’Atelier des costumières. C’est une espèce de ruche où s’activent les machines à coudre, les ciseaux et tout un tas de trucs dont je n’ai pas idée. La créatrice des costumes (Jane Joyet) dirige la manoeuvre (mais je subodore qu’il y a au moins quatre autres échelons hiérarchiques entre elle et la couturière de base). Vous n’avez pas idée de l’importance que prennent les costumes dans l’élaboration d’un opéra. Le tissu, par exemple, a été commandé à une boutique bien précise de Lyon (je crois) ; les chapeaux, les bottes, les postiches (barbes et perruques) sont tous réalisés par des artisans spécialisés mandatés pour l’occasion.
Les costumières (comme tous les autres corps de métier) sont partagées entre les permanentes, salariées par l’Opéra, et les intermittentes, recrutées au coup par coup et qui entre deux spectacles ont la joie de connaitre les incertitudes du chômage (et de se faire insulter par les hommes politiques de droite, mais c’est un autre problème).

L’Atelier des décorateurs se trouve plus bas. À vrai dire, je n’y ai pas mis les pieds ; j’ai juste donné un coup de main aux décorateurs qui travaillaient sur scène (on dit : « sur le plateau »). Ces deux derniers jours, j’ai ainsi aidé à trimballer les escabeaux, à nettoyer le décor avec une éponge, à faire le café... Ce qui a d’ailleurs créé un petit incident diplomatique, la seule machine à café disponible étant celle du local des accessoiristes (lesquels n’étaient pas encore arrivés).

Alors là, c’est une antre. Un foutoir littéralement indescriptible (mais je vais essayer quand même) : des rayonnages sur lesquels les affiches côtoient les tournevis et les pots de peinture, parmi des boîtes de cassoulet, de cannellonis, des bouteilles de détergent... Les murs sont couverts de posters divers et variés ; un magnifique Spiderman grandeur nature lance des fils de coton à travers toute la pièce, qui vont se fixer sur une maquette d’avion, ou sur une espèce de racine de mandragore gigantesque et monstrueuse...
Autant vous dire que, pour faire un café dans ces conditions, un minimum de prudence s’impose. Mais quelque horrible qu’ait pu être la mixture que j’ai produite, les accessoiristes n’apprécient guère les intrusions sur leur territoire, et comme par magie, le lendemain matin, les peintres du décor ont cherché partout et en vain leurs pinceaux...

Les machinistes ont à leur disposition, paraît-il, une sorte de salon assez confortable, avec des canapés et la télé — peut-être est-ce un mythe ? En tout cas, ces techniciens sont la cheville ouvrière d’un spectacle : pendant les représentations, c’est eux qui sont chargés d’ouvrir et fermer les trappes, de faire apparaître et disparaître les éléments de décor, etc. Une lourde responsabilité dont ils semblent s’acquitter assez placidement (on peut les voir, dans les coulisses, lire le journal pendant que sur scène les chanteurs s’époumonent).
Ils sont habillés de noir (sans doute pour qu’on les distingue le moins possible sur les côtés de la scène), avec un gilet sur lequel est indiqué en lettres capitales blanches (très FBI) « opéra équipe technique ». Les poulies et autres machines n’ont pas de secret pour eux (à l’origine il y a quatre siècles, les décors de théâtre étaient manipulés par des marins ; pour cette raison, par exemple, l’on parlera de « guindes » et non de « cordes » : sur un bateau, LA corde était celle dont on se servait pour pendre les mutins).
Là encore, je devine une hiérarchie très présente ; le metteur en scène du spectacle, pour donner des instructions aux machinistes, passe d’abord par le régisseur, qui lui-même doit s’adresser au « machiniste en chef » (je ne sais pas l’intitulé exact), et ainsi de suite. Parfois, cette communication ne se passe pas très bien, ce qui peut avoir des conséquences dramatiques : une chanteuse de l’opéra a ainsi fait plusieurs chutes à cause d’un escalier absent, d’une trappe mal verrouillée, etc.

Pour mettre tout cela en lumière, un régiment d’éclairagistes se met au service du créateur des lumières ; ils passent leur temps à grimper pour orienter un projecteur, changer une gélatine ou un gobo ; plusieurs d’entre eux sont également affectés à la manipulation des poursuites (ces projecteurs qui suivent les déplacements d’un chanteur, comme au cabaret).

Dans les musiciens, je vous ai déjà parlé du chef de chant qui sert à faire répéter les chanteurs avant l’arrivée de l’orchestre, et qui peut éventuellement assister le chef d’orchestre par la suite. Cependant, ce dernier a déjà son assistante en titre, qui devient du coup l’intermédiaire obligée lorsque l’on aurait une suggestion ou une doléance à formuler.

Mais dans l’orchestre même règne une hiérarchie à peine concevable. L’orchestre de cet opéra est très réduit (moins d’une vingtaine de musiciens), et pourtant, entre deux gars assis juste côte à côte, jouant du même instrument, il peut y avoir d’énormes différences de responsabilités... et de salaire.
Ainsi, je me suis fait engueuler par le big boss parce que j’avais commis l’outrage de demander au Premier clarinettiste de jouer de temps en temps de la Clarinette Basse, alors que chacun sait bien que seul le Second Clarinettiste y est habilité (c’est en-dessous de la dignité du Premier). De même pour les flûtes : si vous voulez du piccolo (alors que c’est un instrument bien plus aigu que la flûte), ne le donnez jamais, jamais au Premier flûtiste.
Au sein des cordes, c’est encore plus compliqué. Les violons, par exemple, sont divisés en deux gros pupitres : les Premiers Violons et les Seconds Violons. D’où une question bête : comment qu’on fait quand on a (bêtement) écrit une partition pour trois violons ? S’agit-il de 2 Premiers + 1 Second (qui est en fait le troisième) ou de 1 Premier + 2 Seconds (le second Second étant le troisième, je ne sais pas si vous me suivez) ? Et encore... À l’intérieur même de chaque pupitre, vous avez différents grades : le Violon Solo, le Supersoliste, le violoniste du rang, etc.
Cet après-midi, le chef s’est lui-même fait remettre à sa place (assez sèchement) pour avoir levé sa baguette à 13h58 alors que l’heure officielle de la répétition (on appelle ça un "service) était de 14h ! Et S’il s’était hasardé à vouloir jouer une note de plus après 15h30 (l’heure de la pause syndicale), personne ne l’aurait suivi (d’ailleurs en général, les musiciens sont gentils, ils le préviennent dix minutes avant, puis cinq minutes avant, pour être sûrs qu’il n’oubliera pas).

Il ne faut pas oublier non plus les garçons d’orchestre, qui viennent tôt le matin pour placer les chaises, les pupitres, déménager les gros instruments comme le piano ou la contrebasse, etc. Un autre métier que j’ai découvert est le bibliothéquaire de l’orchestre. Il s’assure que chaque instrumentiste a bien sa propre partition, et pour chaque oeuvre il se charge de prendre la partition du Premier violon soliste et de recopier à la main toutes les indications recueillies par l’instrumentiste sur les partitions de chacun des autres violonistes... Ce personnage dévoué m’a été particulièrement utile, puisque j’ai eu à refaire sur place plusieurs des parties instrumentales avec mon petit ordinateur portable. Mais je vous en reparlerai.

Ah, j’allais oublier. Les représentations sont sur-titrées par un employé de l’opéra, qui a recopié tous les textes de la partition et les a entrés sur powerpoint (grrr) ; la synchronisation est effectuée en directe par une chef de chant.
Elles sont de plus enregistrées et filmées, par un ingénieur du son, une réalisatrice et trois caméras manipulées chacune par un cadreur.

Bref. Comme vous pouvez le voir, c’est un monde très particulier, extrêmement divisé entre corporations, clans et différences de statut. Les uns sont dépendants du travail des autres, et pourtant tout le monde fait tout ce qu’il peut pour ignorer tous les autres.

Mise à jour : aujourd’hui jeudi 29 janvier 2009, grève générale. Je reviens de la manif, assez extraordinaire (20 ou 25 000 personnes dans les rues de Montpellier, ça fait de l’effet). Je me dis que peut-être, quelque part dans cette foule, se trouvaient un machiniste, une secrétaire, un éclairagiste ou un peintre ; et que l’espace d’un instant, par un incroyable hasard, ils se sont entrevus, frôlés, reconnus, salués peut-être.

Mais en fait, je n’y crois pas tellement.

Valentin

Messages

  • Ouah, quel bazar ! Et toi dans tout ça ?

    (Tu sais qu’à Grenoble, c’était 65 000 personnes dans les rues... enfin, 34 000 pour les policier, non... enfin bref, c’était impressionnant aussi !)^^

  • J’ai déjà pu apprécier pendant la production le compositeur de talent et son anti- conformisme rassurant mais là je découvre aussi un chroniqueur incroyable de drôlerie.C’est décidé, je devient accro du site !!!

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